Partager:
Ces dernières années, il a été avéré que la Russie tente de penser (parfois avec succès) sur les résultats des élections des pays occidentaux. Aux États-Unis ou en Europe, les réseaux d'influence russes sont de plus en plus performants. À tel point que le Centre international de lutte contre le terrorisme tire la sonnette d'alarme.
Pendant un an, le Centre international de lutte contre le terrorisme (ICCT) s'est penché sur les différentes formes et modèles d'influence de la Russie sur les milieux d'extrême droite à travers l'Europe. Leur enquête s'est étendue aux quatre coins de l'Europe et s'est intéressée à la dernière décenie, depuis 2014, date de l'annexion de la Crimée par la Russie. "On a regardé dans 10 pays (Autriche, République Tchèque, France, Allemagne, Hongrie, Italie, Pologne, Serbie, Slovaquie et Suède) et on a analysé chaque fois deux cas concrets : des groupes extrémistes, des réseaux sociaux, des sites web, des politiciens, etc.", explique Thomas Renard, le directeur du centre. "C'est quand on fait l’addition qu’on se rend compte que c’est beaucoup plus vaste que ce qu’on pensait", ajoute-t-il.
Un terreau fertile
"Il y a eu en Europe, indépendamment de la Russie, la montée des populismes et extrémismes", souligne l'expert. "La Russie a observé ça et a cherché à instrumentaliser un des leviers qu’elle a pour s’acheter des réseaux d’influence, notamment à travers des prêts financiers à des partis d’extrême droite, comme le Front National, devenu Rassemblement National, en France."
La Russie ne va pas se contenter d'influencer les politiques. À travers les réseaux sociaux, notamment, le pays "est devenu un des plus gros pourvoyeurs de la désinformation qui alimente certains milieux extrémistes".
"Il ne faut pas nécessairement imaginer une grande stratégie russe. De manière générale, ils tirent au bazooka sur des mouches", précise Thomas Renard. "Ils font de grandes opérations de propagande sans être très conscients des effets que cela aura, mais cela importe peu, car ce qui compte pour eux, c’est que les voix libérales soient affaiblies par rapport aux voix contestataires même celles qui ne sont pas pro-russes."
Le but de la Russie est "clair" analyse l'expert : "Influencer la société civile" dans le but de créer des déstabilisations politiques et des déstabilisations de l’intérieur. Une stratégie qui peut se révéler redoutable et qui peut "créer des problèmes sécuritaires, car des individus peuvent passer à des actes violents sur base des propos de propagande."
La Russie, un idéal alternatif ?
Si certains peuvent se faire influencer par l'action de la Russie, d'autres n'ont pas besoin d'être influencés pour admirer la Mère Patrie. "On vante toujours le softpower américain et on estime que la Russie n’a pas de pouvoir d’attraction. Mais on remarque qu’une tranche minoritaire - mais significative - de personnes en Europe voient la Russie comme un modèle alternatif au modèle libéral dans lequel certains ne se reconnaissent plus", souligne encore Thomas Renard.
Une des raisons de ce désamour viendrait de l'évolution de notre société. Depuis trois décennies, l'Europe a connu beaucoup d'évolutions et de nombreuses personnes peuvent se sentir mal à l'aise avec ces évolutions. Dès lors, la Russie, qui "s’est donnée l’image du porteur de l’étendard des valeurs traditionnelles", trouve un écho significatif dans les groupes d'extrême droite, eux-mêmes "repliés autour de valeurs traditionnelles".
Quels résultats ?
S'il y a 15 ou 20 ans, le discours russe ne trouvait que très peu d'écho chez nous, les choses ont bien changé au fil du temps. Comme expliqué ci-dessus, les groupes extrémistes sont enclins à partager certaines idées avec la Russie. Ces groupes rencontrant un succès croissant, le nombre de personnes touchées et sensibles à la propagande russe augmente de manière significative également. Pour Thomas Renard, cela a deux conséquences principales.
Premièrement : "Dans certains pays, ça permet de faire accéder au pouvoir des partis qui sont favorables aux positions russes. Ça s’est vu en Hongrie et en Slovaquie, en Italie aussi avec le soutien de la Russie à certains partis néo-fascistes. Ils le font à travers des financements légaux ou illégaux, en facilitant des contrats avec des sociétés russes, etc. Tout ça n’est pas neuf, mais on voit que ça commence à porter ses fruits parce que ces partis commencent à arriver au pouvoir dans différents pays en Europe."
Deuxièmement : "Dans les pays où ça semble plus compliqué, la Russie joue une stratégie du faible qui consiste à encourager les éléments disruptifs au sein de notre démocratie libérale pour affaiblir les pays de l’intérieur."
"Le rêve absolu de Poutine, c’est que la Russie redevienne une grande puissance, il ne s’en cache pas. Mais comme ils se sont rendu compte il y a longtemps qu’ils n’y parviendraient pas par les moyens classiques car la Russie n’a pas une économie ni des forces armées qui lui permettent de rivaliser avec celles européennes ou américaines. Donc la Russie a décidé d’investir dans la guerre de désinformation et la guerre politique."
Nos démocraties en danger ?
Avec cette stratégie à long terme, la Russie s'assure d'affaiblir petit à petit ceux qu'elle considère comme ses rivaux. Aujourd'hui, l'influence russe est tentaculaire, comme le démontre l'enquête de l'ICCT. Devant ces résultats, le directeur du Centre international de lutte contre le terrorisme tire la sonnette d'alarme. "Le risque est non seulement réel, mais il est déjà là". Le principal danger concerne les institutions qui nous protègent ou régissent une unité. "On sait qu’au sein de l’UE, de l’Otan et de tous les formats internationaux, il y a des individus qui sont payés par Moscou. Ça influe sur la confiance entre les partenaires. Au sein de l’UE et de l’Otan, des informations confidentielles sont échangées et si on commence à se méfier les uns des autres et qu’on sait que ces informations vont fuiter, ces institutions perdent une grande partie de leur raison d’être. En tout cas au niveau sécuritaire et politique".
En appuyant un peu plus son propos, Thomas Renard insiste : "C'est très inquiétant. Oui, il est temps de prendre cette question très au sérieux. Il y a des aspects de lutte de fraude criminelle avec de la corruption, mais aussi des aspects de lutte contre les faux discours et l’appel à la haine en ligne."
Tous les pays sont concernés, souligne-t-il encore, appelant les services et les personnalités politiques à se mobiliser.
"Si on a davantage de pays qui glissent vers des positions pro-russes, comme la Slovaquie, ça va affaiblir l’UE et l’Otan, inévitablement."
La Russie, pas la seule influence... mais la plus attractive
Aux jeux des influences géopolitiques, la Russie n'est pas la seule à user de ses (ch)armes. D'autres pays participent à faire circuler la désinformation en ligne, assure Thomas Renard. "La particularité de la Russie, c’est qu’à tort ou à raison, une bonne partie de la population européenne se sent prête à rejoindre sa cause, car elle se présente comme un pays conservateur et blanc. Ce qui n’est pas le cas de pays comme la Chine ou l’Iran, qui exercent aussi des jeux d’influence, mais qui sont plus lointains et de cultures plus différentes."
"En jouant sur la propagande, la Russie déstabilise le modèle libéral occidental et le principe de vérité. On est dans un monde un peu de 'post-vérité' où les faits sont moins importants que les émotions, et la Russie joue beaucoup là-dessus, elle alimente cela", averti encore l'expert de la lutte contre le terrorisme.
Ce mercredi 10 avril, le Centre international de lutte contre le terrorisme (ICCT) a publié un livre (en anglais) intitulé "La Russie et l'extrême droite : aperçus de dix pays européens", qui détaille l'ensemble de leur enquête.