Partager:
Plus de deux ans de guerre. Des centaines de milliers de morts. Des dégâts immenses… Et des sanctions européennes. Le 24 février 2022, Moscou a lancé son offensive contre l’Ukraine. Depuis, l’Occident a riposté à coups de restrictions économiques et financières, sans précédent. Alors, ces mesures atteignent-elles leur but?
Depuis l’invasion russe en Ukraine, les sanctions contre la Russie se sont multipliées. Elles viennent d’Europe, des Etats-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, d’Australie et du Japon.
Côté européen, l’Union a adopté douze séries de sanctions "historiques". Elles touchent plusieurs pans de l’économie russe, avec notamment des restrictions à l’exportation et l’importation, l’exclusion de banques russes du système bancaire international, le gel de 300 milliards d’euros d’actifs de la Banque centrale russe.
L’objectif de ces mesures est de restreindre les possibilités pour la Russie de financer son effort de guerre et de forcer des négociations.
Est-ce que ces mesures portent leurs fruits ? Pour l’économiste Bruno Colmant, il semble qu’elles ne soient pas vraiment efficaces : "Le produit intérieur brut de la Russie continue à augmenter. Et même s’il y a quelques raréfactions de biens et des hausses de prix en Russie, cela n’a pas du tout mis l’économie russe par terre. Au contraire, on a parfois l’impression qu’elle se porte mieux qu’avant la guerre".
Les performances économiques de la Russie seraient même meilleures que celles de l’Europe : "Une économie de guerre est une économie qui est en croissance. Produire des armes, cela contribue positivement au PIB, même si cela n’a pas d’impact positif sur l’humanité en tant que telle. C’est donc une économie qui s’est repositionnée assez rapidement et qui a recréé des liens assez forts, notamment avec la Chine, pour y trouver des débouchés d’exportations qu’elle avait auparavant avec l’Europe", précise-t-il.
Comment la Russie parvient-elle à contourner certaines restrictions ?
Bruno Colmant rappelle que la Russie "n’était pas, même avant les mesures, un partenaire extrêmement important de l’Europe". Autre élément notable: nous sommes toujours dépendants, en partie, du gaz russe: "Nous n’avons pas du tout fermé les robinets du gaz russe. Il y a encore un transit de gaz russe qui atteint deux, trois pays".
L’expert considère, au contraire, que la Russie redevient de plus en plus autonome par rapport à l’Europe et donc que "les sanctions additionnelles ont de moins en moins d’effets". De là à dire qu’elle était préparée à faire face? Pour certains aspects, oui. Suite aux premières sanctions occidentales après l’invasion de la Crimée en 2014, la banque centrale de Russie avait par exemple créé le système SPFS (système russe de transfert de messages financiers) et la carte Mir, des alternatives aux réseaux bancaires occidentaux Swift et Visa. La déconnexion de certaines banques russes du réseau Swift n’a donc pas eu l’effet escompté.
La Russie parvient également à contourner les sanctions, avec le concours de pays tiers à l’Union européenne. C’est notamment le cas de certains pays des Brics +, groupe géopolitique regroupant 10 pays du "Sud global": Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Egypte, Ethiopie, Arabie Saoudite, Iran, Émirats Arabes Unis. Dans cette zone de multilatéralisme économique, la Russie a trouvé d’autres partenaires économiques avec qui elle peut commercer.
"Il y a un changement de polarité du monde. On a vécu pendant 60, 80 ans dans un modèle anglo-américain, dont l’Europe a fait partie. Aujourd’hui, on voit que le monde se refracture complètement entre d’une part les Brics + et le modèle anglo-américain étendu à l’Europe et à une partie de l’Amérique du Sud", analyse Bruno Colmant.
L’Europe, de son côté, doit repenser ses sources d’approvisionnement énergétique, et c’est déjà le cas : "Cela force des pays comme l’Allemagne à utiliser le charbon plutôt que le gaz russe. Cela force la Belgique à importer du gaz du Qatar ou des Etats-Unis, donc ça change complètement la donne en matière énergétique. C’est dommageable (économiquement parlant) pour l’Europe parce que l’énergie aujourd’hui nous coûte plus cher que si elle avait été importée de Russie".
Est-ce qu’avec le temps les mesures vont finir par avoir un certain effet ?
David O’Sullivan, envoyé spécial international pour la mise en œuvre des sanctions de l'UE, le pense. Il disait ceci, le 13 décembre dernier, à propos de la Russie: "Si vous mettez votre économie sur le pied de guerre, vous pouvez bien sûr tout réorienter vers l'armée, mais vous cannibalisez l'économie. Il n'y a pas d'investissement dans la protection sociale, l'éducation, la santé, la recherche. Donc le pronostic pour l'économie russe - et c'est l’un des objectifs, à savoir de réduire sa capacité industrielle - n'est pas bon".
L’économiste Bruno Colmant est beaucoup moins optimiste : "Je crois qu’on est arrivé à une rupture et que la Russie va utiliser maintenant d’autres cohésions économiques, notamment avec les Brics +. Je pense qu’il n’y a pas à espérer un jour qu’on va quand même mettre l’économie russe par terre. Si vraiment l’économie russe pouvait tomber, ce serait arrivé depuis longtemps".
Alors, faut-il, au contraire, abandonner certaines mesures?
"Il faut espérer qu’il y ait un jour un armistice avec la Russie et qu’on puisse progressivement rétablir des liens économiques. Ça finira par arriver, peut-être dans des années. Mais, l’entretien de la guerre est quelque chose qui rend le retour en arrière impossible", estime l’économiste Bruno Colmant.
Et l’élection américaine de novembre 2024 pourrait encore compliquer l’équation. "Si Trump est réélu, et c’est plausible, voire probable, ça veut dire que les Etats-Unis vont se désengager de l’Ukraine et que l’Europe sera encore plus isolée… face à une guerre à ses frontières et peu de moyens militaires. Et en plus, on va devoir subir, Trump l’a déjà annoncé, des restrictions à nos exportations envers les Etats-Unis. Donc, l’Europe pourrait être dans une situation économique encore plus difficile", considère Bruno Colmant.