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Manque de moyens, manque de praticiens… La médecine légale vit une période compliquée dans notre pays. Cela pourrait avoir une incidence sur le bon fonctionnement de la justice. Selon une étude, près de 80 meurtres par an demeurent non-élucidés en Belgique. Quelles sont les difficultés rencontrées et que fait-on pour améliorer les choses? Analyse avec le médecin légiste Philippe Boxho.
Entre 70 et 80. C'est le nombre de meurtres qui "passent au bleu" en Belgique, explique Philippe Boxho. Pour avancer cela, le médecin légiste se base sur une étude réalisée par l'ULB. "Ils ont regardé le pourcentage d'autopsies que nous faisons et ce pourcentage dans les autres pays. Ensuite, ils se sont intéressés à la part de meurtres résolus, ceux dont on a trouvé l'auteur. En comparant une nouvelle fois aux autres pays, ils ont remarqué qu'il y avait un gap", précise-t-il.
Et pour cause, selon les estimations communiquées par le SPF Justice, en 2023, une autopsie est pratiquée dans 1 à 2% des décès du pays. Or, l'objectif recommandé par l'Europe est de l'ordre des 10%.
Pourquoi la Belgique est-elle à la traîne?
"L'État belge n'a pas investi du tout dans la médecine légale", dénonce notre interlocuteur. Il donne l'exemple du nombre de praticiens: "On est passé de 42 médecins légistes en 2000 à 24 aujourd'hui. 12 en formation et 12 déjà formés."
Il y a d'une part le manque de moyens: "On est payé par l'État à chaque fois qu'on accompli une mission. Ça rentre dans les caisses des instituts qui fonctionnent sur base de ces rentrées. Comme elles sont très faibles, on n'arrive pas à avoir beaucoup de légistes", explique Philippe Boxho.
D'autre part, il y a la difficulté de "garder" les médecins légistes en place: "Depuis que je suis prof, j'ai formé 15 médecins légistes, mais seulement deux sont restés. Pourquoi? Parce que nous ne sommes pas assez nombreux. On fait donc énormément de gardes. Or, ça veut dire que pendant 24 heures, tu ne peux rien faire d'autre. Quand tu es jeune, ça va, mais à un moment ça commence à caler et beaucoup partent."
Au-delà de ces problèmes structurels, le professionnel évoque certaines coupes budgétaires qui n'arrangent pas la situation.
"Pas d'impact sur les rapports d'expertise, mais…"
Tout cela ne facilite pas le travail des légistes en place. "Ça n'a pas d'impact sur les rapports d'expertise, mais sur la façon de pratiquer oui", avance Philippe Boxho. Il développe: "Avant, on allait voir toutes les morts violentes (les pendus, les noyés, …), maintenant, puisqu'on n'est pas assez nombreux, on ne voit plus que les cas qui sont vraiment suspects."
De cette façon, quand la police ou le parquet soupçonnent quelque chose, ils peuvent faire appel à un médecin légiste. Et c'est un problème, selon Philippe Boxho: "L'aspect policier, c'est une chose, l'aspect médico-légal s'en est une autre. Un policier peut trouver une mort suspecte alors qu'il n'y a rien de spécial du point de vue médico-légal. Et inversement, il se peut que rien ne soit suspect alors que la personne a bel et bien été tuée. Simplement, le corps n'a pas été examiné. Et ce n'est pas le boulot d'un policier de faire ça."
Le spécialiste explique que quand il y a un mort, on envoie d'office un médecin pour "vérifier". Il s'agit d'un médecin généraliste. Et même topo que pour les policiers, c'est seulement si ce généraliste décèle quelque chose de suspect qu'on envoie un légiste. "Il ne faut pas leur demander ça, c'est leur mettre une responsabilité, tant aux policiers qu'aux médecins généralistes, qui ne leur incombe pas", ajoute encore Philippe Boxho.
Projet IML
Tout n'est pas perdu pour autant pour la médecine légale belge. Philippe Boxho évoque le projet IML, lancé en mai 2023, par Vincent Van Quickenborne, alors ministre de la Justice, comme piste de solution. "Le meilleur projet qui ait jamais été fait pour nous", assure-t-il.
Concrètement, le SPF Justice a affecté 2,25 millions d'euros à la création de nouveaux instituts médico-légaux (IML) dans les hôpitaux universitaires de l'UZ Leuven et aux Cliniques Saint-Luc à Bruxelles. Ces moyens alloués devraient, entre autres, permettre d'augmenter le nombre d’autopsies et la formation de nouveaux étudiants.
"Dans ces instituts, les médecins légistes pourront s’unir, élaborer des régimes de travail, effectuer des stages et utiliser les mêmes équipements de haute technologie. Cela permettra à la profession de mieux résister à l’avenir et d’assurer l’afflux de nouveaux spécialistes", avance Paul Van Tigchelt, successeur de Vincent Van Quickenborne, dans un communiqué.
Les instituts de Leuven et Bruxelles font office de projets pilote. L'objectif, à terme, serait d'en mettre en place cinq ou six. "Mais cela dépendra de la décision du prochain gouvernement", nous dit-on du côté du cabinet Van Tigchelt.