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Perdue entre Mons et Valenciennes, la région est appelée "Les Hauts pays". C’est une pointe de campagne belge qui perce en France, des champs qu’on se dispute, des fermes qui vivotent, le théâtre d’un drame que certains ont surnommé "l’affaire Dominici" de chez nous.
Comme dans le célèbre fait divers français, les personnages sont caricaturaux, l’enquête est rythmée par les mensonges, le tempo est donné par les rancœurs du passé et par les silences des accusés.
D’abord, il y a Mélanie, la fille unique du couple Duquene. Elle a 14 ans, c’est une adolescente secrète, crâneuse et précoce. Depuis quelque temps, elle entretient une liaison avec Stéphane Labeau, 21 ans, le garçon de ferme au service de ses parents. Stéphane est français, juste de l’autre côté de la frontière qui traverse la propriété. Il est travailleur, déterminé, calme, directif parfois. Et puis, il y a Bernard, Bernard Wallecam, l’oncle de Mélanie, le frère de sa mère, un fermier du cru, soupçonneux, silencieux, aussi têtu que bourru.
Le 13 mars 2001, vers 1h du matin, c’est lui qui avertit les services de police de la disparition de sa sœur Rita et de son époux, Christian Duquene. Ils ont la quarantaine l’un et l’autre, ils se sont rencontrés à une fête de village, ont acheté la ferme de Roisin dix ans plus tôt et l’ont rénovée en profondeur avec l’aide de Stéphane. Dans la région, on ne les aime pas beaucoup.
Christian est qualifié de profiteur, de roublard, de négligeant et de manipulateur. Il craint de perdre sa femme, non par amour mais par intérêt, dit-on car c’est Rita qui fait tout à la maison et à la ferme. Rita la courageuse, la travailleuse, la bonne mère, mais l’épouse volage aussi.
Interrogée par les policiers, Mélanie raconte qu’elle a quitté la maison le lundi 12 mars au matin pour se rendre à l’école. Sa maman devait l’y reprendre vers 14h30 mais elle n’est jamais arrivée. Mélanie a fait appel à une voisine. Elle s’est étonnée de l’absence de ses parents, elle a, dit-elle, appelé ses grands parents et son oncle. Ensemble, ils ont cherché les disparus. En vain. Puis elle a contacté Stéphane qui est venu s’occuper du bétail. Les deux jeunes gens démentent fermement entretenir une relation amoureuse.
Mélanie prétend qu’elle a passé le week-end précédant la disparition en compagnie de ses parents, qu’ils se sont rendus à Namur le dimanche après-midi pour se divertir et que rien, absolument rien, ne laissait présager cette histoire. La ferme tournait bien, la famille était soudée, "peut-être un enlèvement ou un règlement de compte", dit Bernard qui précise que sa sœur et son beau frère avaient été menacés peu de temps auparavant.
Des mensonges, un tissu de mensonges mais à ce stade, les enquêteurs cherchent à retrouver des disparus plutôt qu’à démêler un écheveau. D’autant que celui-ci est particulièrement serré.
Deux corps dans le fumier
Sur la propriété des Duquene, les fouilles pour retrouver le couple disparu continuent, sans succès. La grand-mère paternelle de Mélanie est venue s’installer à la ferme pour s’occuper de la petite. L’oncle Bernard est là lui aussi tout comme Stéphane, le garçon de ferme. Réentendu, celui-ci reconnait entretenir une liaison avec Mélanie. Rita, la mère de l’adolescente, le savait, dit-il. Pas Christian, le père de Mélanie, qui ne l’aurait pas acceptée.
La téléphonie est épluchée et elle confond Mélanie. Le dimanche 11 mars, un coup de fil a été donné depuis le téléphone fixe de la ferme de Roisin, à l’heure où, selon la jeune fille, toute la famille prenait le goûter à Namur. Il apparait aussi que Mélanie n’a pas téléphoné à ses grands-parents le lundi après-midi quand elle s’inquiète de l’absence de des parents.
Réentendue à plusieurs reprises, l’adolescente craque. Elle avoue ne plus avoir vu ses parents depuis le samedi 10 mars. Elle sait, dit-elle, que ses parents sont morts. C’est Stéphane qui lui a dit, Stéphane qui les a abattus, accuse-t-elle. Il lui aurait ensuite intimé l’ordre de se taire et d’aller à l’école le lundi matin, comme si de rien n’était.
Au fil des auditions, Mélanie précise sa version. Elle se trouvait dans son bain le samedi 10 mars vers 19h30 lorsqu’elle a entendu un coup de feu, dit-elle. Elle a mis la tête sous l’eau pour ne pas entendre les deux autres coups de feu. Ensuite, elle a passé un pyjama, Stéphane est arrivé, il lui a dit avoir tiré sur ses parents et il a appelé Bernard Wallecam. Elle ajoute que Stéphane lui avait dévoilé ses intentions criminelles quelques jours plus tôt mais qu’elle n’y avait pas vraiment cru.
Le 5 avril, Stéphane Labeau est arrêté. Il se dit innocent. Il affirme qu’il a passé la journée du 10 mars à une exposition agricole puis en compagnie de ses parents. Pareil pour le 11 mars et tant pis s’il y a des trous dans son emploi du temps, il refuse de s’expliquer. Il craint Bernard Wallecam, poursuit-il, car celui-ci peut se montrer violent. Trois semaines avant les faits, Bernard s’est violemment disputé avec sa sœur Rita et son beau-frère Christian, ajoute encore le jeune homme.
Entendu à son tour, Bernard accuse Stéphane Labeau et l’excuse presque. C’était un accident, dit-il dans un premier temps, des menaces avec un fusil, une bagarre, des coups de feu qui partent tout seuls. Puis il change de version, parle d’une balle dans la tête de Rita et de deux autres qui atteignent Christian. Bernard tire un peu plus encore sur les fils de l’écheveau. Le 11 avril, il est à son tour arrêté et inculpé du double assassinat. Lui aussi nie.
Et les corps ? "Ils sont dans le fumier", répond Bernard. "C’est Stéphane qui me l’a dit." Sur ses indications, la police retrouve les cadavres de Rita et de Christian, un mois après leur disparition. Christian est mort d’un tir au cœur à courte distance. Rita est morte étranglée, probablement par un agresseur gaucher. Elle porte des traces de plomb dans le visage et présente une fracture à la pommette et aux dents. Les corps avaient été enfouis sous un tas de fumier qui, dans les jours précédents, avait pourtant été retourné par les policiers. L’arme utilisée était probablement un fusil de chasse. Elle n’a jamais été retrouvée.
Mensonges, silences et suspicions
Pour la police, le couple d’agriculteurs de Roisin aurait réprouvé l’idylle que leur fille Mélanie âgée de 14 ans entretenait avec le valet de ferme, Stéphane Labeau, 21 ans. C’est la raison pour laquelle celui-ci aurait assassiné Rita et Christian dans l’étable. Il aurait ensuite fait appel à son ami, Bernard Wallecam afin qu’il l’aide à dissimuler les corps et à gérer la ferme.
Mais pour l’avocat de Stéphane Labeau, c’est une tout autre histoire qui s’est jouée au printemps 2001, "un drame qu’il faut replacer au cœur d’une saga familiale qui remonte aux années 90 et qui fut illustrée notamment par deux décès". A cette époque en effet, les conflits déchirent la famille Duquene. En août 1996, au volant de son tracteur, Christian écrase son grand-oncle.
Lors d’une dispute, celui-ci l’avait blessé d’une décharge de chevrotine. S’il n’avait pas été tué à son tour, Christian aurait dû répondre de son geste devant un tribunal le 2 avril 2001. En août 1999, le père de Christian est retrouvé pendu. Père et fils ne cessaient de s’opposer, une instruction pour mort suspecte est ouverte ; par la suite, l’héritage du père sera âprement disputé.
Michel, le frère de Christian, est à son tour victime d’actes de vandalisme, sur ses terres, dans ses étables, dans sa maison. "Soit la justice intervenait, soit le sang coulait", résume l’avocat de la famille. Ce fut le sang.
Mais en quoi ces violences et ces rancœurs familiales expliqueraient-elles le double meurtre ? Pourquoi autant de silences et de mensonges autour de cette affaire ? Policiers et juge d’instruction tentent de comprendre.
Il leur faut pour cela passer du français au flamand ou plutôt à ce patois vaguement flamand parlé parcimonieusement par les parents de Rita. Ils sont fermiers eux aussi, à Steenkerke, non loin de Braine-le-Comte. Déjà âgés, du moins en ont-ils l’air, ils sont âpres au gain, secrets et renfermés. Dès le samedi soir, ils savent que leur fille a été tuée. Pourtant, ils ne font rien, n'avertissent pas la police, ne se précipitent pas pour aider leur petite fille. Ils ne bougent pas, jusqu’au lundi soir où ils se rendent enfin à Roisin. Le père de Rita joue la comédie et prétend alors chercher les disparus.
Bernard, leur fils, sait lui aussi depuis le samedi. Est-il l’auteur du double meurtre ou le complice de Labeau ? L’enquête est rendue plus compliquée encore par la proximité de la frontière. La ferme de Roisin est en Belgique mais la route qui la longe est française. Les parents de Stéphane Labeau avec qui, dit-il, il a passé la soirée du 10 mars, vivent en France. Chaque fois que les enquêteurs belges s’interrogent sur ce qui s’était passé en dehors de l’exploitation agricole, ils ont besoin d’une commission rogatoire qui ralentit leur travail.
Enfin Mélanie sait elle aussi. Selon certains, elle serait même la clé de l’énigme. Mélanie la menteuse qui feint la surprise le lundi après-midi quand sa mère ne vient pas la chercher. Mélanie la comédienne qui participe activement à la mise en scène. Ainsi, elle a actionné la machine à pain le lundi matin comme sa mère l’aurait fait et elle a déposé deux tasses vides dans la cuisine, le café des morts enfouis sous le fumier.
Un double meurtre préparé à trois ?
Dès le 12 mars 2001, six personnes savent que le couple Duquene-Wallecam est mort. Trois semaines plus tard, deux hommes sont arrêtés. Un mois après leur décès, les corps des victimes sont découverts. L’affaire semble en bonne voie d’élucidation. C’est un leurre.
Les deux suspects nient l’un et l’autre et ils s’accusent mutuellement. D’abord sur l’arme du crime, introuvable. "Il n’y avait pas de fusil chez Christian Duquene, la police l’avait saisi", se défend Stéphane Labeau. En revanche, Bernard possède un fusil à pompe, ajoute-t-il.
Labeau indique également avoir reçu une somme de 210 000 FB de Bernard Wallecam. Le prix du silence ?
En mai 2001, à la sortie d’une chambre du conseil, Stéphane Labeau explose. "C’est une vraie crapule, dit-il à propos de Bernard Wallecam. Il a tué sa sœur et on m’accuse". Un nouveau scénario se fait jour également, il suppose la participation aux meurtres de Mélanie, la fille du couple. Le jour de la découverte des corps, une voisine raconte qu’elle l’a entendu tenir ces propos : "Pour mon père, c’est mérité. Pour ma mère c’est malheureux". Le comportement violent de Christian est dévoilé. Il battait sa femme et sa fille, affirment certains. Stéphane Labeau le savait et cela le révoltait. L’enquête piétine.
Mais bientôt de nouveaux témoins incriminent Stéphane Labeau. L’un d’entre eux relate une violente dispute remontant à la fin de l’année 2000. A cette époque, Christian Duquene aurait eu vent de la liaison de sa fille avec Labeau. Furieux, il aurait mis dehors son valet de ferme. Un peu plus tard, peut-être en guise de représailles, celui-ci aurait débranché la clôture électrique qui retenait le bétail de Christian.
Cyrille, l’un des meilleurs amis de Labeau, l’accuse lui aussi. Il explique que Stéphane Labeau l’a fait venir à la ferme le dimanche 11 mars, qu’il l’a emmené vers l’étable et lui avoué être l’auteur des meurtres. "Il s’est effondré dans mes bras, en pleurant. Il a dit que c’était un accident et qu’ils étaient en dessous du tas de fumier… Il voulait que je lui serve d’alibi", dit-il, "mais j’ai refusé". Par la suite, il dira que Stéphane est revenu sur ces aveux qui auraient visé à protéger Mélanie.
A la prison, Labeau partage sa cellule avec Michael. Celui-ci aurait recueilli ses confidences sur les circonstances détaillées des meurtres et sur le mobile. "Il m’a dit qu’il avait construit la ferme pratiquement sans être payé, qu’il avait accepté parce qu’il savait déjà qu’il allait y habiter, après avoir tué les parents et épousé la fille ». Michael ajoute que ce double meurtre a été préparé à trois. C’est Mélanie qui aurait donné le feu vert, Labeau qui a tiré et Bernard Wallecam qui a couvert « dans le but de devenir le tuteur de Mélanie et d’ainsi profiter des biens des Duquene."
Après huit mois de détention préventive, Bernard Wallecam est libéré. Il bénéficiera d’un non-lieu. Stéphane Labeau est remis en liberté en avril 2022, après un an de prison. Pour les policiers, c’est lui le coupable, en attendant le procès.
Les années passent, Stéphane Labeau se marie, devient père deux fois. Il trouve du travail comme mécanicien dans une pépinière. Le 21 septembre 2009, c’est un homme de 30 ans, apparemment sans histoire et libre de ses mouvements qui pénètre dans le box des accusés.
Un procès tendu
Les vérités face à face, teintées de colère, d’impuissance, de haine. Les vérités mais où est la bonne ? Qui a tué Rita Wallecam et Christian Duquene ? Qui a enfoui leurs corps sous le fumier ? Le procès qui commence doit en principe répondre à ces questions.
D’emblée, le président bouscule Stéphane Labeau, celui-ci se défend maladroitement, impressionné, mal à l’aise, hésitant. Les questions restent souvent sans réponse, suivies de longs et lourds silences.
L’après-midi du premier jour, Mélanie s’avance à la barre. Entre deux sanglots, elle reconnait avoir souvent et longtemps menti. "Je m’en veux tellement", dit-elle, "mes parents me manquent".. Elle pleure mais n’émeut guère. Elle regrette mais on ne sait trop quoi. "Ce que je veux savoir, c’est si celui-là, Stéphane Labeau, vous a dit qu’il a tué vos parents…Regardez-le, regardez-le, si, si…", insiste le président.
La jeune fille se cache derrière sa frange et son mouchoir. Elle n’a pas un regard pour l’accusé mais elle confirme "oui, il me l’a dit". Dans le box, Stéphane Labeau hoche la tête en signe de dénégation.
Bernard Wallecam aussi doit s’expliquer sur ses silences et ses mensonges. « J’ai peut-être fait une erreur mais j’avais tout le temps la justice à dos à cause des histoires de la famille Duquene », dit-il. La justice a quand même ruiné ma sœur » poursuit-il. Les vieilles rancunes familiales refont surface, comme une toile de fond, collante. Le président recentre les débats. « Oui, Labeau m’a dit que c’était lui qui avait tué », confirme Wallecam. S’ensuit une confrontation avec l’accusé. Sans que les lignes bougent.
Maria, la mère de Christian Duquene, affirme tout de go connaître la vérité. « Alors allons-y, avant que vous n’oubliiez » ironise le président Jonckheere. Elle décrit un duo Labeau-Wallecam qui aurait exercé son emprise sur Mélanie avec des intérêts divergents.
Le lendemain, surprise. Stéphane Labeau est absent de son procès, en fuite, suicidaire selon certains. Les rumeurs vont bon train. La police française le retrouve rapidement. Stéphane Labeau annonce des révélations, certains espèrent des aveux, d’autres attendent des accusations. Pour la première fois, l’accusé reconnaît qu’il s’est rendu à Roisin le samedi 10 mars au soir. Mélanie était en pleurs mais n’a rien expliqué, dit-il. Le lendemain, Bernard Wallecam lui aurait ordonné de ne pas se mêler de ces disparitions. Le jeune homme semble soulagé mais la contradiction suit très vite. Bernard Wallecam nie avec violence, il accuse Mélanie d’avoir su que Labeau allait tuer ses parents et d’avoir laissé faire. La jeune fille est rappelée elle aussi. Elle s’installe le plus loin possible de son oncle, elle révèle le climat de son enfance, les infidélités de sa mère, la violence de son père et sa solitude absolue mais elle maintient ses accusations. Telle une poignée de sable jetée dans un tamis, la vérité s’échappe de tous côtés.
Pour l’accusation, le scénario est clair. Labeau avait tout perdu, il avait reconstruit la ferme, travaillé comme un bœuf et il était mis dehors. Alors il a suivi son modèle, Christian Duquene, agressif, brutal, violent. Il a tué.
Mais la défense réintroduit le doute. Au terme de quatre heures de plaidoirie, Maître Bouchat propose une nouvelle hypothèse. "Je suis persuadé que Christian Duquene a tué Rita. Ce jour-là comme souvent, il la frappe, il l’étrangle. Quelqu’un intervient, il tire sur Christian et l’atteint en pleine poitrine. Qui a tiré ? Je n’en sais rien, poursuit l’avocat. Quelqu’un était peut-être en état de légitime défense."
Ebranlé, le jury se retire pour délibérer. Il acquitte Stéphane Labeau. "Veuillez ouvrir le box", demande le président. Labeau est libre pour de bon, dans les larmes, après huit ans et demi de soupçons.