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En Belgique, on estime qu'entre 2 et 4 enfants par classe de chaque école du pays sont victimes d'inceste. Il s'agit d'un fléau majeur, encore trop sous-estimé. Mais la parole des victimes se libère de plus en plus, notamment depuis le mouvement #MeTooInceste lancé en 2021 sur les réseaux. L'inceste laisse de nombreuses séquelles, alors comment se reconstruire?
L’inceste est entré dans le Code pénal belge comme infraction à part entière tout récemment, il y a seulement 1 an et demi, en juin 2022. Avant cela, dans le droit belge, l'inceste n’existait qu’en tant qu’interdit du mariage et de filiation, au niveau civil.
Aujourd'hui, la loi entend par "inceste", toute violence sexuelle commise sur un ou une mineure causée par un parent ou un autre membre de la famille. La loi considère qu’aucun consentement n’est possible en cas d’inceste lorsqu'on est mineur.
Les chiffres choc de l'inceste
En Belgique, il n'existe aucune statistique officielle sur l’inceste. Pourtant, il s'agit d'un fléau majeur: en France par exemple, on estime qu'un enfant est victime d'inceste toutes les 3 minutes, soit 160.000 enfants chaque année, d'après les chiffres de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants.
Dans notre pays, il n'existe pas d'organe de ce type. Seul indicateur: les chiffres de SOS Inceste, qui propose notamment une ligne d'écoute téléphonique pour les victimes. En 2023, l'asbl a ainsi reçu 2.000 coups de téléphone, soit environ 5 à 6 appels par jour. A titre de comparaison, en 2021, 1.200 appels ont été enregistrés.
Dans les pays occidentaux, l'inceste concerne 24% des filles et 11% des garçons de moins de 18 ans, d'après les chiffres de l'OMS. Concrètement, cela signifie qu’il y a entre 2 et 4 enfants victimes d’inceste dans chaque classe de chaque école de notre pays. Ces chiffres, encore sous-estimés, témoignent de l’ampleur silencieuse du phénomène dans notre pays.
L'inceste, un traumatisme qui laisse de lourdes séquelles
L'inceste provoque un traumatisme chez ses victimes et entraîne donc de graves séquelles. D'après un rapport réalisé par l'association Mémoire traumatique et Victimologie, les violences sexuelles sont, avec les tortures, les violences qui ont les conséquences psychotraumatiques les plus graves. "Le risque de développer un état de stress post-traumatique chronique associé à des troubles dissociatifs très élevé survient chez plus de 80% des victimes de viol, 87 % en cas de violences sexuelles ayant eu lieu dans l’enfance", peut-on lire dans le rapport.
Mais qu'entend-on par dissociation? Eric Picard, pédopsychiatre, explique: "C'est une situation où le fonctionnement psychique normal est incapable de donner les réponses suffisantes comme l'expression des émotions. En général, la victime ne comprend pas ce qu'il se passe, alors elle se coupe de ses sensations et de ses émotions. Et le risque, c’est qu'elle évolue tout au long de sa vie dans cette situation".
Le traumatisme est tellement fort que la victime se dissocie donc d'elle-même, de manière inconsciente: "L’organisme se retrouve en état de stress extrême. Pour y échapper, le cerveau fait disjoncter le circuit émotionnel. D’où un état d’anesthésie émotionnelle et physique qui donne à l’enfant l’impression d’être spectateur des événements. Cela s’appelle la dissociation", peut-on lire dans le rapport de 2022 de la Code (Coordination des ONG pour les droits de l'enfant).
L'amnésie traumatique
Pour certaines victimes, cette dissociation peut durer des mois, voire même, des années. Pendant cette période, les victimes n’ont pas conscience des violences qu’elles ont subies, explique Eric Picard: "On n’est pas capable de penser ce qu’il s’est passé. On se demande même si ce qu’il s’est passé, comme ce n’est pas associé à des émotions présentables pour soi-même, s’est bien passé. Justement du fait que les émotions seraient tellement grandes, qu’on ne les perçoit pas, on ne peut pas les mesurer. La mémoire consciente ne se fait pas".
Le souvenir, enfoui dans le cerveau, est donc inaccessible à cause de la dissociation qui s’est opérée au moment du traumatisme. C’est ce qu’on appelle l’amnésie traumatique, et ça touche 59,3% des victimes d'inceste, d'après l'association Mémoire traumatique et Victimologie.
Malheureusement l'inceste peut laisser d'autres séquelles, notamment au niveau du comportement mais aussi de l'image de soi, précise Eric Picard: "Au niveau des comportements, on ne sait pas se protéger ou évaluer le danger. Mais ça peut aussi amener des troubles comme des comportements addictifs ou alors un grand manque de confiance en soi". Face à ce constat, comment se reconstruire lorsqu'on a été victime d'abus sexuels durant notre enfance?
Comment se reconstruire?
Le chemin de la reconstruction est long, mais est possible. Cependant, le traumatisme est tellement grand qu'il laissera toujours des traces, estime le pédopsychiatre: "Se reconstruire pour qu’il n’y ait plus de trace, non. Par contre, il est possible d’en diminuer les effets pour qu’ils soient moins féroces. Mais ça risque de laisser une trace indélébile".
Le premier pas vers la reconstruction, c'est oser en parler, que ce soit à son entourage ou à un thérapeute voire à une association d'aide aux victimes, même si cela peut être difficile à imaginer. "C'est une étape importante du processus de réparation", explique Eric Picard.
En parler permettra déjà à la victime de trouver une forme d'aide, ajoute-t-il: "La relation avec les autres: le fait qu’on puisse être accueilli par quelqu'un, ou un groupe de personnes, ce qui est encore plus efficace, qui reconnaissent ce qu’il s’est passé, reconnaissent le caractère violent et transgressif, et qui expriment leur compassion et indignation de façon à ce que la victime puisse se faire l’auteure de sa propre émotion".
Le chemin de la reconstruction est long, et ne peut pas être parcouru seul, tant le traumatisme vécu est grand. De plus, l'état de dissociation et d'amnésie traumatique, qui peut durer des années, peut être rompu au cours de cette reconstruction: "On peut redécouvrir ce qu'on a vécu des années après, au cours d’un traitement ou lorsqu’on est aidé par des groupes, ou par la sensibilité sociale telle qu’elle se développe actuellement", précise Eric Picard.
L'EMDR, un moyen efficace pour se reconstruire?
En parler est donc essentiel, que ce soit en thérapie classique ou via d'autres techniques. L'EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing ou "désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires") par exemple, est une psychothérapie particulièrement efficace pour aider les victimes. Et cette technique ne date pas d'hier.
D’abord testée chez les personnes souffrant de souvenirs traumatiques, par exemple des vétérans de la guerre du Vietnam, cette psychothérapie par mouvement oculaires cible les mémoires traumatiques des individus. C'est-à-dire qu'elle vise à traiter les conséquences psychologiques, physiques ou relationnelles liées à un traumatisme psychique.
Mais comment ça fonctionne concrètement? "Il s’agit de raconter ce qu’il s’est passé, avec délicatesse et progressivement, parce que raconter fait remonter des émotions ingérables. Et pendant que la victime raconte, le thérapeute passe sa main devant les yeux de la personne. Et ça, ça a un effet presque mécanique: à travers les doigts de la main, on voit une image saccadée qui bouge. Ce qu’on a observé, c'est que cet exercice-là, avoir une image qui bouge de façon saccadée associée à la remémoration des émotions par l’expression de la situation traumatique, ça réenclenche une mobilisation psychique", détaille le pédopsychiatre Eric Picard.
Le traumatisme est une réaction a un évènement violent qui fait que les réactions psychiques ne peuvent pas se mettre en place, "et donc c’est comme si l’évènement n’était pas traité", explique Eric Picard. Le pédopsychiatre développe: "Pour les gens traumatisés, n’importe quel petit évènement, que ce soit une couleur, un mot, un bruit, ou une odeur, qui rappelle le traumatisme fait revenir toute son émotion comme si ça se passait maintenant. Les victimes souffrent de flashback et s’imaginent dans la situation. Elles ont la même réaction qu'à l’époque, à savoir cet état de sidération, d’arrêt, de stupéfaction".
Accompagnée par le thérapeute qui pratique l’EMDR, la victime n’est plus seule face à ses émotions invasives, "et ça permet d’enclencher un processus de réparation, de diminution des émotions massives et ingérables lorsqu’on est confrontés à un petit élément de rappel". S'il n'est pas possible d'effacer toutes les traces de ce traumatisme, la reconstruction est donc possible. Les victimes d'abus sexuels qui ont réussi à se reconstruire se qualifient d'ailleurs souvent de "survivantes".
Les victimes d'incestes peuvent-elles avoir une vie "normale" après ce traumatisme?
"Il y a énormément de victimes d’inceste. Et en parler dans les médias est favorable à ce que des personnes qui auparavant ne se confiaient pas à ce sujet et étaient victimes de cette amnésie traumatique, retrouvent la capacité de s’exprimer", estime le pédopsychiatre.
Mais après un tel évènement, peut-on reprendre une vie "normale"? Pour Eric Picard, c'est plus subtil que ça: "Les victimes peuvent développer une capacité réactive dans d'autres domaines. Elles peuvent avoir une vie scolaire ou professionnelle normale mais garder une blessure et une vulnérabilité importante. Souvent, elles ont un fonctionnement remarquable dans tous ces domaines. Et puis sur la question affective et sexuelle, elles sont en grande difficulté. La vie est donc en apparence normale", termine-t-il.
Où trouver de l'aide en tant que victime?
Si vous avez subi des abus et souhaitez en parler, être écouté et soutenu, n'hésitez pas à prendre contact avec l'un de ces services gratuits. Le site victimes.be et celui des services d'aide aux victimes répertorient les différents centres qui existent par région et qui proposent des aides tant psychologiques que sociales mais aussi judiciaires. Il y a aussi un prospectus et une carte interactive.
Pour des renseignements, il existe la ligne d'écoute de SOS Viol, disponible au 0800 98 100. Ou des tchats en ligne comme Maintenant j'en parle dédié aux enfants et adolescents, et celui de SOS Viol.
Il existe également la permanence téléphonique de SOS Inceste les lundis, mercredis et vendredis de 10 à 13h, au 02/646.60.73. Des groupes de parole sont également organisés au sein de l'asbl. Vous pouvez aussi contacter la ligne d'écoute de SOS Enfants au 02 535 31 11 ou 02 764 20 90.
Child Focus dispose également d'une permanence téléphonique d'urgence, disponible 24h sur 24 et 7 jours sur 7, au 116 000.