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Affaires classées: crime d'honneur en Belgique, la sombre histoire de Sadia Sheikh

Elle s’appelait Sadia, elle avait 20 ans, elle était amoureuse de Jean. Elle a été victime de plusieurs coups de feu, au domicile de sa famille à Lodelinsart. Au cœur de l’automne belge 2007, l’histoire de Sadia émeut et révolte. C’est celle d’une double appartenance qui se résout dans la mort. 

Une famille discrète et intégrée en apparence

Située dans une rue tranquille de Lodelinsart, la maison des Scheikh ressemble à bien d’autres. Le père est un commerçant prospère. Il est arrivé du Pakistan en 1973. Il a travaillé sans relâche comme plongeur dans un restaurant de Bruxelles. Dès qu’il eut les fonds nécessaires, il est reparti se marier au Pakistan avec une femme qu’il ne connaît pas.  

En 1976, son épouse vient le rejoindre. La famille ouvre un premier commerce. D’autres suivent à Schaerbeek, Ixelles, Etterbeek, Lodelinsart et Charleroi. Le couple a cinq enfants. Les deux filles ainées, mariées, ont quitté le cocon familial. Viennent ensuite un fils, Mudusar et deux autres filles Sadia, 20 ans et Sariya, 18 ans. La famille, discrète et sans histoire, est appréciée des voisins. Jusqu’à ce 22 octobre 2007. À 12h51, le 101 reçoit un appel terrifié : "Envoyez vite une ambulance à la rue du Chesnois, numéro 220… Quelqu’un a tiré des coups de feu sur ma sœur"

Sadia gît dans une mare de sang, mais elle respire encore. Sa sœur Sariya est légèrement blessée au bras. Les deux jeunes femmes sont transportées à l’hôpital. Dans un premier temps, Sariya évoque la piste d’un rôdeur, mais rien n’a disparu. Elle explique alors que son grand frère est arrivé à la maison familiale en compagnie de Sadia puis qu’elle a entendu des bruits de dispute alors qu’elle se trouvait dans la salle de bain. Lorsqu’elle en descend, dit-elle, un coup de feu éclate. Elle tente de s’interposer entre son frère et sa sœur Sadia. Nouveau coup de feu qui la blesse superficiellement.

L’affaire semble entendue. Il s’agit d’une dramatique mais banale dispute familiale. Pour les amis de Sadia en revanche, il s’agit de tout autre chose. C’est, disent-ils, un crime d’honneur fomenté par la famille. 

Mudusar, le frère présumé auteur des coups de feu, a pris la fuite. La famille prétend ignorer où il se cache. À l’hôpital, Sadia se bat pour vivre. Commence alors une enquête qui va révéler un complot familial d’une ampleur insoupçonnée.

Sadia, mariée de force par internet

Quarante-huit heures après la "dispute", Sadia Sheikh décède à l’hôpital des suites de ses blessures. 

Ses amis, bouleversés, brossent alors le portrait d’une jeune femme qui rêvait de liberté et qui vivait tiraillée, écartelée entre deux cultures, entre deux loyautés. Sadia a grandi dans la culture orientale, elle a été élevée selon les principes de ses parents, selon la tradition pakistanaise. La petite fille obéit, elle est docile, excellente élève, elle se rêve avocate à l’âge adulte. 

À 15 ans, à l’âge des premières amours, elle fait la connaissance d’Umair, un jeune pakistanais comme elle. Elle cache cette relation à sa famille. D’abord, parce qu’il lui est interdit de fréquenter des garçons, ensuite parce qu’elle sait qu’Umair ne sera pas accepté par son père, il ne fait pas partie du même "clan". Les deux jeunes gens continuent malgré tout à se voir, en cachette. Peu avant ses 18 ans, Sadia découvre qu’elle est enceinte. Selon une amie, Sadia souhaitait garder cet enfant et partir loin de chez elle. Mais sa petite sœur Sariya vend la mèche. La famille apprend la grossesse de Sadia et la contraint, semble-t-il, à avorter. Quelques mois plus tard, Sadia et Umair mettent fin à leur relation. 

Pour éviter que cette situation ne se reproduise et parce que c’est la tradition, la famille ne voit qu’une solution : marier Sadia au plus vite avec celui à qui elle est promise depuis longtemps déjà. Il s’appelle Abbas, c’est un cousin qui vit au Pakistan et que Sadia n’a jamais rencontré, mais c’est ainsi, lui dit-on, que les choses doivent se passer, il n'y a pas à discuter. Sadia discute, elle refuse, elle s’insurge, mais rien n’y fait. À court d’arguments, la jeune femme fugue.

En juin 2005, elle se réfugie chez les parents d’une amie. Cette absence sera de courte durée. La mère de Sadia menace de se suicider si sa fille ne réintègre pas le domicile familial, Sadia craint qu’on l’empêche de poursuivre ses études. Alors on négocie. Le père de son amie arrache un compromis. Oui, Sadia pourra terminer son graduat en droit avant le mariage. La jeune fille retourne chez ses parents.

Mais les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Le 25 août 2006, une jeune femme vêtue d’une somptueuse robe rouge, le visage caché par un voile, descend les marches de la maison de Lodelinsart. Elle s’installe chez une chaise face à un écran. La famille a pris place sur le grand canapé du salon. C’est l’heure du mariage de Sadia et d’Abbas via internet. Sadia sourit, mais ses yeux sont tristes. 

Le piège se referme

Des amies l’attestent, Sadia a pleuré le soir de son mariage. Mais pour que celui-ci soit valable au regard de la loi belge, il faut que Sadia retourne au Pakistan signer les documents officiels. Le voyage est prévu en avril 2006. Il est repoussé à la suite du décès d’un proche. C’est une bulle d’air pour la jeune femme qui en mai de cette année-là rencontre Jean, un jeune belge non-musulman. 

Une fois encore, Sadia vit son amour en cachette et prépare son avenir loin des siens. Elle envoie sa candidature pour obtenir un logement social et elle prévient Jean des difficultés voire des dangers qui les guettent. 

Le départ de Sadia pour le Pakistan est fixé au 30 mars 2007. Trois jours avant, Sadia s’enfuit. Cette fois, elle se réfugie dans une maison pour femmes battues et coupe les ponts avec sa famille ou du moins tente de le faire. Car pour la famille Sheikh, cette fuite est un déshonneur inacceptable. Les parents de Sadia l’inondent de messages, d’appels téléphoniques, de menaces, notamment des menaces de mort. La vie de la jeune femme est un enfer, mais elle tient bon.

Le 14 mai, elle ouvre de nouveaux comptes bancaires. Le 22 juin, elle se fiance avec Jean. Le 26, elle envoie une demande de stage au parquet de Mons. Sadia avance dans la vie, pas sa famille. Son frère Mudusar déploie tous les moyens pour localiser sa sœur, son père soudoie l’administration communale. En août, ils parviennent à leurs fins. Mudusar renoue avec sa sœur, il la met en confiance, insiste pour qu’elle revienne au moins pour la fête de l’Aïd. Le piège se referme.

À la veille de ce week-end en famille, Sadia est méfiante. Elle avertit son fiancé et la directrice de son école des menaces qui pèsent sur elle. Elle écrit même son testament qu’elle confie à une amie. L’atmosphère, pesante au départ, se détend peu à peu et Sadia a le sentiment que son père la comprend. Il est convenu qu’elle revienne la semaine suivante. 

La chasteté d’une sœur fait la fierté de son frère

Le lundi 22 octobre, son frère vient la chercher à l’université du travail à 12h40. Il est convenu qu’ils mangent en famille. Mais l’enquête démontre que les parents ont quitté le domicile familial peu de temps auparavant. Dans la cuisine, rien n’est préparé, aucune table n’est dressée. Sadia porte toujours son manteau et son écharpe quand elle est abattue. La jeune femme n’a pas eu le temps de se débarrasser. Mudusar, le frère tant aimé, a pris la fuite. Les policiers retrouveront une lettre écrite de sa main, 10 jours plus tôt, où il revendique son crime. "La chasteté d’une sœur fait la fierté de son frère", écrit-il. 

Un large complot familial 

Toute la famille est mise sur écoute. Leurs conversations révèlent un large complot familial. Mudusar, le frère en fuite est soutenu par ses parents et ses sœurs ainées qui lui font parvenir de l’argent. Le père a vidé des comptes bancaires et cédé la gérance d’un magasin, probablement en perspective d’une fuite. Il est privé de liberté et inculpé d’assassinat. Le premier d’une longue série. 

Le 31 janvier 2008, après trois mois de cavale, Mudusar est arrêté à son tour dans un chalet de vacances au barrage de l’eau d’Heure. Il assume et prétend avoir agi de sa propre initiative. Il a tiré sur sa sœur à la suite d’une dispute, dit-il, après avoir tenté de la raisonner. C’est aussi la version de Sariya, la plus jeune sœur, mais les relevés téléphoniques et les expertises balistiques et médicolégales sont formels, Mudusar et Sariya ne disent pas la vérité. 

Sadia a été victime des tirs dès son arrivée dans la maison. La scène a duré 2 à 3 minutes tout au plus. Toute la famille savait ce qui allait se passer et toute la famille approuvait, y compris la mère qui estime que "c’est mieux comme ça". Elle est inculpée à son tour. 

Reste la petite Sariya, blessée pour protéger sa sœur. Les blessures étaient vraies, les circonstances opposées à la vérité. Les analyses de balistique chimiques montrent que le projectile qui a atteint Sariya a préalablement traversé un ou plusieurs corps. C’est ce que les experts appellent un projectile "ressuyé". Seule explication plausible : Sariya tenait sa sœur pour l’empêcher de fuir. Elle est complice du meurtre. De victime, elle devient accusée. Une dette d’honneur se paie cher ! 

Quatre membres de la famille sont désormais détenus. Après trois ans d’enquête, des centaines d’auditions et deux reconstitutions, l’affaire est renvoyée devant la cour d’assises de Mons. C’est la première fois que la Belgique s’apprête à juger un "crime d’honneur". L’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes se constitue partie civile, mais personne n’est là pour représenter la victime, Sadia, morte pour avoir voulu être libre. 

Un procès sous tension

Le 21 novembre 2011, un procès tendu et très médiatisé s’ouvre devant la cour d’assises de Mons.

Il est normal dans la tradition de punir violemment la femme qui n’obéit pas

Le père, la mère, le frère et la petite sœur de Sadia sont accusés d’assassinat. Ils ne montrent ni tristesse, ni remords, ni compassion pour la malheureuse victime. Mahmood, le père, garde le visage constamment fermé. Le procès révèle qu’il a "arrangé" d’autres mariages dont celui d’une nièce vivant en France. Enlevée, séquestrée, forcée de se rendre au Pakistan, elle se refuse à son mari. En représailles, elle est violée en présence de plusieurs membres de la famille. Parveen, la mère, se montre impassible elle aussi. Elle semble ne pas comprendre pourquoi elle est là. Quant à l’assassin Mudusar, c’est un jeune homme de 27 ans au visage émacié. Il aimait sa sœur, dit-il, mais il devait se conformer aux règles d’un pays où il n’est pas né. "Il est normal dans la tradition de punir violemment la femme qui n’obéit pas", ajoute-t-il. 

Un spécialiste de l’islam apporte son éclairage aux jurés. Il estime que la famille et le père en particulier "s’accroche désespérément à des normes et à des traditions alors que dans son pays d’origine, ces mêmes normes connaissent des évolutions lentes mais positives pour les femmes". Dépassé, dévalorisé, "le père a reporté ses espoirs sur son unique fils, Mudusar, l’homme de la famille… À partir du moment où sa sœur lui échappait, celui-ci se devait d’agir pour rétablir l’honneur perdu de la famille". Le professeur Peterman souligne aussi le rôle de la mère qui "s’emploie à mettre sa fille à l’école de la soumission".

À l’issue de trois semaines de procès, le père est condamné à 25 ans de prison, la mère à 20 ans, le frère à 15 ans et Sariya, la petite sœur à 5 ans de prison. Le verdict a tenu compte de la dynamique familiale. Les parents introduisent un pourvoi en cassation. Ils seront jugés une deuxième fois à Namur. Si la peine du père est maintenue, celle de la mère est réduite à 15 ans de prison. 

Parveen, la mère de famille, sort de prison en décembre 2017. Parmi ses conditions, l’obligation de participer chaque semaine à une activité qui favorise l’insertion culturelle. Mudusar le fils a été libéré sous bracelet électronique en mai 2017 avec l’obligation de poursuivre ses études, de continuer son suivi psychologique, de ne pas quitter la Belgique et de ne pas entrer en contact avec sa famille. 

Sadia repose au Pakistan dans la parcelle de la famille d’Abbas même si celui-ci n’a jamais été officiellement son mari. La tradition l’a emporté. 
 

 

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