Partager:
Bien avant Teddy Riner et Clarisse Agbegnenou, la France est tombée amoureuse du judo au XXe siècle grâce notamment au "statut mystique du Japon", au "prosélytisme" de ses disciples et aux "valeurs" éducatives qu'il véhicule, selon Michel Brousse, historien du judo.
Q: A quand remonte l'apparition en France du jujutsu, ancêtre du judo ?
R: "L'intérêt que les Français portent à l'art du combat japonais apparaît de manière extrêmement forte au début du XXe siècle, conséquence immédiate de la victoire du Japon sur la Russie dans la guerre de 1904-1905 à l'étonnement universel. Les explications données, c'est à la fois un esprit guerrier, le bushido, et une méthode de préparation physique, le jujutsu. A partir de là, dans quasiment tous les pays du monde, des instructeurs japonais sont appelés pour former des soldats et des policiers."
Q: Comment le jujutsu va-t-il s'ancrer dans la société ?
R: "Edmond Desbonnet, qui développe la culture physique dès 1899 à Lille, va introduire le jujutsu en France dans une salle qu'il va créer près des Champs-Elysées. Ca devient à la mode mais c'est pratiqué par une élite. Le mot 'jujutsu' apparaît dans le dictionnaire Larousse dans le supplément illustré en 1907."
Q: A partir de quand parle-t-on de judo ?
R: "En 1931, +judo+ est intégré dans le dictionnaire. Il y a une bascule entre une technique qui est essentiellement centrée sur la défense personnelle, le jujutsu, et progressivement quelque chose qui va devenir une méthode d'éducation, le judo. En France, celui qui va permettre cette bascule, c'est Moshe Feldenkrais, qui a mis au point une méthode de rééducation par le mouvement. En 1933, il rencontre Jigoro Kano (fondateur du judo, NDLR), lors d'une conférence à Paris. Devenu ingénieur à l'ESTP, l'école spéciale des travaux publics, il y crée une section judo."
Q: D'abord élitiste, comment la pratique s'est-elle développée ?
R: "En 1935, il y a un autre Japonais qui arrive: Mikinosuke Kawaishi. C'est un personnage un peu controversé mais un expert sur le plan technique. C'est lui qui a commercialisé le judo, l'enseignement. Il a créé une profession et rendu l'enseignement intéressant financièrement. Si le judo français s'est développé, c'est justement parce qu'il y a eu ce professionnalisme dans l'excellence. Etre ceinture noire, c'était avoir accès à une certaine notoriété. Il a ouvert une voie."
Q: Et créé la "méthode Kawaichi"...
R: "Dans ce qu'on appelle la méthode Kawaishi, il y a 147 techniques. Avec Feldenkrais, il a structuré un genre de programme, avec des durées d'apprentissage pour chaque ceinture. Et au bout de trois ans, on est ceinture noire et on devient professeur. C'est un syllabus extrêmement efficace, un 'prêt-à-enseigner'. (...) Dans les années 1920, les Anglais avaient créé un système de ceintures de couleurs, Kawaishi l'a importé."
Q: Est-ce qu'il y avait un terrain favorable ?
R: "Le terrain favorable est lié à l'intérêt des Français pour la culture japonaise. Mais ensuite, c'est un maillage des clubs qui va se mettre en place. Les judoka vont faire beaucoup de prosélytisme. Quand il y a un match de foot, à la mi-temps on met des tapis et on fait une démonstration. Il y a une bagarre organisée pour montrer comment le judo est efficace, si on est agressé dans la rue. C'est toujours cette idée du petit qui n'a pas hérité de la force physique, mais qui est intelligent, habile et qui grâce à la précision de ses gestes va pouvoir faire tomber quelqu'un qui est plus fort. C'est l'image sur laquelle se construit le judo, avec l'arrière-plan culturel du Japon, de la mystique de l'Orient, du samouraï."
Q: Comment est-on ensuite devenu le deuxième pays du judo ?
R: "Très vite, il va y avoir un engouement. Pendant les Trente Glorieuses, les Français ont plus de disponibilité pour les vacances, le loisir, plus de facilité financière, de soucis pour le corps et leur bien-être, et pour l'éducation des enfants. Cette période est extrêmement faste pour le judo français, qui se développe d'une manière exponentielle beaucoup plus que d'autres disciplines."
Q: Pourquoi ?
R: "Parce qu'il offre une qualité. Les enseignants sont diplômés (depuis une loi de 1955, NDLR), donc il y a une formation véritable qui est sérieuse, de qualité. En plus, le modèle sportif n'est pas dominant. C'est le modèle éducatif de la formation de l'individu et du caractère qui est dominant. C'est le prétexte du combat pour permettre d'affronter les réalités de la vie et aussi l'introduction des valeurs de respect, de contrôle de soi, etc. Le judo, c'est avant tout cela."