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Dans un quartier poussiéreux d'Istanbul, au milieu d'ateliers de réparation de voitures, seule une inscription imprimée sur un bout de papier collé à une porte trahit l'existence d'un média dans ce lieu incongru: "Diffusion en cours".
Bienvenue au siège de Medyascope, une chaîne de télévision alternative qui évolue dans un paysage médiatique de plus en plus restreint en Turquie.
Les portes s'ouvrent sur un studio TV étonnamment ordinaire, avec un bureau et un fond coloré. Une jeune équipe s'affaire autour d'une large table sur des ordinateurs portables, chuchotant avec excitation pour préparer la prochaine édition.
Fondé en 2015 par le journaliste Rusen Cakir, Medyascope ne diffuse pas par les voies traditionnelles, mais grâce aux nouveaux médias, comme Facebook, YouTube et Periscope.
Cinq jours par semaine, il offre plusieurs heures de débat en direct, avec des intervenants représentatifs de l'ensemble du paysage politique turc et avec une liberté qui fait de plus en plus défaut sur les principales chaînes d'information en Turquie.
Récompensé par le "prix du média" de Reporters Sans Frontières (RSF) en 2017 et le "Media Pioneer award" de l'Institut international de la presse (IPI) en 2016, Medyascope a pris de l'importance à mesure que le champ médiatique a été restreint en Turquie, lui permettant d'attirer des journalistes éminents ainsi qu'un public fidèle.
- "Faire du journalisme, pas de l'opposition" -
A l'approche d'élections présidentielle et législatives le 24 juin, les médias comme Medyascope ont un rôle encore plus important à jouer.
"Il ne reste plus d'autre chaîne en Turquie où des journalistes comme moi, avec un background traditionnel, peuvent travailler", affirme la présentatrice Isin Elicin, qui travaillait auparavant pour la chaîne privée NTV. "Les médias traditionnels ne diffusent plus les informations comme il faut pour que les gens soient informés."
Les gens "cherchent des sources de journalisme alternatif, mais indépendant et objectif. Et ils nous trouvent", poursuit-elle.
Pour Mme Elicin, il est essentiel que les médias alternatifs ne soient pas perçus comme étant pro-opposition.
"Le principal objectif de Medyascope, c'est de faire du journalisme. Ce n'est pas le travail des journalistes de faire de l'opposition: ce sont nos invités qui commentent", explique-t-elle.
- "Mainmise du gouvernement" -
Peu avant la convocation des élections anticipées, le monde médiatique turc a été ébranlé par la vente du groupe Dogan Media, numéro un en Turquie, à son rival Demirören.
Dogan possède certains des principaux médias de Turquie, comme le quotidien Hürriyet et la chaîne de télévision CNN-Türk. Bien qu'ils ne soient pas considérés comme des médias d'opposition à proprement parler, ils étaient vus comme des bastions du journalisme indépendant.
Or le patron du groupe Demirören, Erdogan Demirören, est un proche du président turc Recep Tayyip Erdogan.
Une fois la vente approuvée par l'autorité de la concurrence, les conséquences se sont rapidement fait sentir, à la fois chez Hürriyet et CNN-Türk, avec le départ de figures importantes, comme Ahu Özyurt, l'une des présentatrices vedette de CNN-Türk.
Marc Pierini, chercheur à Carnegie Europe, affirme qu'un contrôle accru des médias est l'un des nombreux instruments utilisés par les autorités pour s'assurer une victoire lors des élections. "La vente de groupes médiatiques à des milieux favorables au gouvernement étend la mainmise du gouvernement sur la presse", estime-t-il.
La grogne provoquée par la vente de Dogan n'est pas nouvelle: les quotidiens Milliyet et Vatan ont déjà été vendus à Demirören en 2011 par Dogan, et le quotidien Sabah, auparavant indépendant, est devenu nettement progouvernemental après sa vente en 2007 au groupe Turkuvaz.
- "Par nécessité" -
Certains titres indépendants se maintiennent, comme l'anti-Erdogan Cumhuriyet, ou le gauchiste Bir Gün. Mais ils en paient le prix: 13 des employés de Cumhuriyet ont été condamnés pour activités terroristes en avril, bien qu'ils restent libres dans l'attente du jugement de leur appel.
Signe de la soif du public pour une information indépendante, certains journalistes ont un nombre colossal d'abonnés sur les réseaux sociaux. Comme Fatih Portakal, qui anime l'émission d'informations du soir sur Fox TV et compte 5,96 millions d'abonnés sur Twitter.
Alors que les chaînes de télévision publiques comme privées tendent à diffuser en direct et in extenso chaque allocution du président Erdogan, celles du candidat du principal parti d'opposition Muharrem Ince sont généralement coupées, et celles de la candidate d'opposition nationaliste Meral Aksener sont très rarement diffusées.
Burak Tatari, ancien journaliste de l'hebdomadaire Tempo et désormais présentateur sur Medyascope, explique que le public ne parvient pas à accéder à l'information dont il a besoin sur les médias traditionnels tant les contenus et les sujets des interviews sont filtrés.
Pour lui, la principale limite à la croissance de Medyascope est le financement, étant donné la difficulté à attirer des publicitaires. Le gros des revenus provient de subventions octroyées par des fondations internationales.
"Medyascope est apparu par nécessité", affirme-t-il. "Nous essayons de faire ici ce que devraient faire les médias traditionnels".