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Natalia caresse du regard les murs décrépis mais ne touche à rien, par peur des radiations, tandis que des larmes coulent sur ses joues: 32 ans après la catastrophe de Tchernobyl, elle est de retour chez elle, dans la ville fantôme de Pripyat.
"Entrez et soyez les bienvenus, c'est l'appartement n°3, on y a vécu jusqu'en 1986", dit doucement cette femme menue de 50 ans, aux cheveux foncés.
La vie de sa famille a basculé le 26 avril 1986, lorsque le réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl explosa, contaminant une bonne partie de l'Europe.
Les 50.000 habitants de Pripyat, ville construite à seulement deux kilomètres de la centrale pour loger ses employés, avaient été évacués le lendemain de la pire catastrophe nucléaire de l'Histoire. Parmi eux, les parents et la soeur de Natalia.
Partie étudier à Kiev deux ans plus tôt, la jeune fille retournait fréquemment les voir. Elle devait le faire aussi le jour de l'explosion, un samedi, mais on lui avait dit à la gare routière que les bus n'y allaient plus.
Malgré l'ampleur de l'accident, les autorités soviétiques avaient tenté de le cacher, le chef de l'Etat Mikhaïl Gorbatchev n'intervenant publiquement que le 14 mai.
Finalement, près de 350.000 personnes avaient été évacuées dans un rayon de 30 kilomètres autour de la centrale, une zone d'exclusion toujours inhabitée.
"Mes parents n'arrivaient pas se résigner au fait qu'ils ne pouvaient plus y retourner", se souvient Natalia. "C'était un coup très dur pour eux".
Son père était le seul à être retourné dans leur domicile abandonné, alors qu'il participait aux travaux de nettoyage autour de la centrale dans les années 1980. Une expérience qui s'est avérée traumatisante pour lui, décourageant pendant longtemps Natalia de tout voyage dans la ville de son enfance.
- Voyage dans le temps -
"Je n'étais pas prête moralement et je me demandais aussi quel impact (les radiations) allaient avoir sur ma santé car j'avais des enfants à élever", explique cette femme d'affaires vivant à Kiev. "Mais cette année, j'ai compris qu'il était temps d'y aller, car les bâtiments s'écroulent".
Pour y accéder, elle a payé une excursion touristique d'une journée à Tchernobyl et s'y est rendue avec son mari, sans rien dire aux autres membres de sa famille.
C'est dans un autre monde qu'elle arrive. Devenue le symbole international du danger de l'atome, la ville-rêve de son enfance n'est plus qu'un vestige. Des immeubles résidentiels ont leurs vitres brisées, les routes sont couvertes de mousse et la dense végétation a rendu méconnaissable ses quartiers déserts.
Au son de dosimètre qui ne cesse de biper, signalant un taux élevé de radiations, le couple se fraie un passage à travers la broussaille. Après bien des déambulations et grâce à un navigateur GPS, elle finit par retrouver l'adresse recherchée: 30, rue Lessia Oukraïnka.
"C'est ici!" Natalia s'arrête d'abord, le souffle coupé. "Croyez-vous que je peux entrer?" demande-t-elle timidement, les autorités de la zone interdisant de le faire en raison d'un risque d'écroulement, puis elle s'enfonce dans l'entrée sombre.
"Voici la liste des habitants! Chevtchouk, appartement trois! C'est mon nom!" s'écrie Natalia. Encore deux pas et elle est dans son appartement au rez-de-chaussée, dont la porte est ouverte. Une chambre, une autre, la salle de séjour... "C'est si petit. Autrefois, tout semblait si grand", soupire-t-elle en marchant sur le plancher troué et moisi.
Dans une bibliothèque, quelque livres traînent toujours. "Celui-là, c'est maman qui l'a acheté", poursuit-elle, avant de se mettre à pleurer. Elle dit éprouver un sentiment de "culpabilité" pour "l'humanité qui a laissé cela se produire".
Son mari, un homme fort aux cheveux argenté coupés très court, filme tout autour pour le montrer à leurs deux fils qu'ils comptent un jour amener ici. "Elle en rêvait depuis longtemps et je lui ai dit: allons-y", raconte-il.
"Je n'espérais même pas pouvoir entrer à l'intérieur, au maximum jeter un coup d’œil par la fenêtre!" renchérit son épouse. Passées les premières émotions, elle semble presque sereine.
"J'ai retrouvé ce que j'ai perdu, au moins une petite partie de ma mémoire", confie-t-elle. "C'est très angoissant, au début c'était un choc mais là, j'ai le sentiment d'avoir accompli mon devoir vis-à-vis de ma ville et de mon appartement, que je n'oublie pas et n'oublierai jamais".