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De l'enfer libyen à l'Ocean Viking, les illusions perdues de deux jeunes Bangladais

Ils n'auraient jamais cru rejoindre l'Europe en quittant leur Bangladesh natal. Mais pour Siam et Mohammad, la vingtaine, l'espoir d'une vie meilleure en Libye s'est mué en un enfer à fuir coûte que coûte, quitte à risquer leur vie en traversant la Méditerranée.

"Ils m'ont frappé aux jambes, sur le corps, sur la nuque. Ils ont menacé de m'arracher les ongles. J'étais terrifié. Si je restais, je mourais", lâche Mohammad, 25 ans, à bord du navire-ambulance Ocean Viking, quelques heures après avoir été secouru au large de Malte.

Cheveux noirs de jais, peau mate et grands yeux ronds, il fait glisser le zip de son large survêtement, scrutant l'horizon depuis le pont principal.

"Si tu as de l'argent, ils te font payer. Sinon, il te battent, ils envoient les vidéos à ta famille en menaçant de te tuer", explique Siam, 20 ans, dont le visage arrondi recouvert d'un fin duvet trahit la fin d'adolescence.

Arrivés en Libye via un vol des Émirats arabes unis pour quelques centaines d'euros, ils espéraient rejoindre les nombreux Asiatiques employés dans les secteurs de l'agriculture, du pétrole ou du bâtiment.

Mais comme des milliers d'autres, ces deux déracinés se sont retrouvés piégés par l'impitoyable réseau d'esclavage qui broie chaque année des milliers de migrants, dans un pays plongé dans le chaos depuis 2011.

- Fuite ou rançon -

Orphelins de père, Siam et Mohammad s'étaient promis de subvenir aux besoins de leurs familles restées au Bangladesh, dont près de la moitié de la population vit avec moins d'un dollar par jour.

"Les médicaments, la nourriture, tout dépend de moi (...) Mais une fois là-bas, j'ai réalisé qu'on était en danger", confie Mohammad à un journaliste de l'AFP à bord de l'Ocean Viking. Il assure n'avoir "jamais pensé voir des gens si cruels."

Grâce à un intermédiaire, Siam trouve un petit boulot d'homme de ménage dans un hôpital de Benghazi. "On m'a donné seulement la moitié de mon salaire. Quand j'ai demandé mon dû, ils m'ont giflé", souffle-t-il.

Fuir devient alors la seule issue. Mais risquer sa vie sur la route migratoire la plus dangereuse du monde a un coût: 5.000 dollars.

Où trouver une telle somme? "Ma famille a mendié, en vain. Alors ils ont dû vendre leur logement pour me sauver. C'était le seul moyen", concède-t-il, amer, détournant le regard comme pour conjurer sa honte.

Enfermé dans des préfabriqués insalubres, balloté d'un trafiquant à un autre, Mohammad parvient à échapper à la vigilance de ses geôliers avec deux compagnons d'infortune pour prendre la fuite.

Sans toit ni argent, il donne tout ce qu'il lui reste: son téléphone portable et ses vêtements. Par chance, un passeur peu vénal accepte sa maigre contrepartie. Le voilà à bord d'un bateau en fibre de verre, direction la Sicile.

- "Plus rien" -

Le destin des deux jeunes se retrouve lié au fond d'une cale érodée, baignant dans le sel, le froid et l'odeur capiteuse de l'essence. "Il y avait de très grosses vagues, de cinq, six mètres. Tout le monde pleurait", se souvient Siam.

Après trois jours et 600 km, à cours d'eau, de nourriture et de carburant, la frêle embarcation cahotée par la houle commence à prendre l'eau. "Nous faisions tout pour la retirer, avec nos mains, des bouteilles, des éponges, et même nos vêtements", racontent-ils.

Grâce à un téléphone, ils parviennent à communiquer leur position GPS. Il est près de 04H00 du matin lorsque les marins-sauveteurs de l'ONG SOS Méditerranée aperçoivent leurs appels lumineux percer l'obscurité.

"Je me suis dit: +Ce sont peut-être des pirates+. Mais que pourraient-ils bien nous prendre? Nous n'avons plus rien", songe Mohammad. A bout de force, hagards et titubants, les 35 occupants sont arrachés à la mer.

"Vous nous avez aimés, beaucoup. Vous êtes une bénédiction", remercie Siam dans un anglais approximatif devant les équipes de l'ONG, de la Croix-Rouge et du Croissant rouge.

Tous deux souhaitent désormais déposer une demande d'asile. Mais dans l'Italie de Giorgia Meloni, la tâche s'annonce ardue.

Depuis quelques jours, le Bangladesh - première nationalité des migrants arrivés sur les côtes de la péninsule en 2024, devant la Syrie et la Tunisie - a rejoint la liste des "pays d'origine sûrs", synonyme de traitement accéléré des dossiers, ne laissant que peu d'espoir à un dénouement heureux.

Pas de quoi décourager Mohammad, qui espère se reconvertir comme boulanger ou pâtissier. "Je suis passé si près de la mort. Être ici, c'est une seconde naissance."

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