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Le fils d'Aroussa Khan pensait échanger des messages privés sur WhatsApp quand il s'est retrouvé accusé de "blasphème en ligne", un crime passible de la peine de mort traqué par des groupes anti-blasphème.
S'il a longtemps été cantonné aux accusations de Coran brûlé ou d'insultes publiques contre le prophète, le blasphème a pris ces dernières années une dimension virtuelle. Des centaines de Pakistanais comparaissent désormais pour des posts ou des messages privés.
"Nos vies ont basculé. Nos familles sont déchirées", estime Aroussa Khan, dont le fils de 27 ans attend son jugement en prison après avoir été, dit-elle, "piégé" par des groupes anti-blasphème, composés d'avocats et volontaires qui traquent en ligne de potentiels coupables.
L'une de ces organisations assure avoir fait condamner en trois ans 27 personnes à la perpétuité ou à la peine capitale. Jusqu'ici le Pakistan n'a jamais exécuté un condamné pour blasphème.
Aroussa Khan raconte que son fils, fraîchement diplômé en gestion, a rejoint un groupe WhatsApp de recherche d'emploi et s'est lié d'amitié virtuellement avec une femme. Un jour, cette dernière a publié la photo d'une femme nue couverte de versets coraniques. Il lui a demandé de supprimer l'image, considérée comme hautement blasphématoire dans un Pakistan conservateur et à très grande majorité musulmane.
"Elle a nié l'avoir envoyée et a demandé à mon fils de la lui renvoyer pour comprendre de quoi il parlait", assure Mme Khan.
Une fois la photo renvoyée, la femme lui a donné rendez-vous. Quand il s'y est présenté, dit sa mère, elle n'était pas là. A la place, il a été arrêté par l'Agence fédérale d'investigation (FIA).
- "Business du blasphème" -
"Ce n'est pas seulement un problème pour notre famille mais pour plus de 400 foyers", poursuit Mme Khan.
Le plus actif de ces groupes anti-blasphème, la Commission légale pakistanaise du blasphème (LCBP), revendique avoir signalé plus de 300 cas.
Devant un tribunal où comparaissent ce jour-là 15 "blasphémateurs" présumés signalés par la LCBP, l'un de ses dirigeants, Sheraz Ahmed Farooqi, explique à l'AFP agir avec une dizaine de bénévoles car "Dieu (les) a choisis pour cette noble cause". "Nous ne décapitons personne, nous employons des recours légaux", martèle-t-il, reconnaissant que si des femmes participent à traquer des blasphémateurs, elles n'appartiennent pas à son organisation.
Pour Rao Abdurrahim, avocat de la LCBP, il faut des procès pour produire "un effet dissuasif".
Les affaires de blasphème peuvent durer plusieurs années, et les condamnations à mort sont souvent changées en perpétuité par la Cour suprême. Le Pakistan n'a, à ce jour, jamais exécuté judiciairement un condamné pour blasphème.
Avant même l'essor de ces groupes, la loi anti-blasphème héritée de l'époque coloniale britannique était de plus en plus souvent appliquée. Pour servir, accusent les défenseurs des droits humains, à des vengeances personnelles ou à attaquer les minorités dans un pays où même de vagues accusations non prouvées peuvent mener au lynchage public.
Et dénoncer cette loi peut avoir de graves conséquences. En 2011, Salmaan Taseer, alors gouverneur du Pendjab (nord), avait été assassiné par son garde du corps pour avoir réclamé une réforme.
Aujourd'hui, les cas de blasphème en ligne se multiplient tellement qu'un tribunal spécial a été créé en septembre.
"Désormais un retweet, un partage ou un message privé peut être considéré comme un acte criminel", s'alarme le militant des droits humains Arafat Mazhar.
Les dossiers sont souvent les mêmes: des jeunes hommes, séduits virtuellement, puis arrêtés par la FIA pour avoir partagé des images jugées offensantes.
L'an dernier, la Commission pakistanaise des droits humains, principale ONG de défense des libertés du pays, a accusé plusieurs groupes "de défenseurs autoproclamés de l'islam" de mener "une chasse aux sorcières" et de "fabriquer des preuves".
La police du Pendjab, la plus peuplée des provinces pakistanaises, dénonce aussi un "business du blasphème" et appelle dans un rapport la FIA à enquêter sur les financements de ces groupes.
- Important coût financier -
Contactés par l'AFP, deux responsables de la FIA ont confirmé à l'AFP l'existence de ce rapport.
Ils ont démenti agir sur dénonciation de groupes anti-blasphème. Un responsable impliqué dans ces enquêtes a affirmé, sous couvert d'anonymat, que "les personnes arrêtées ont commis des crimes" et "n'ont pas été piégées", ajoutant que "la loi est très claire et nous devons l'appliquer".
Nafissa Ahmed, à la tête d'un groupe de familles d'accusés de blasphème, se dit "en danger" depuis que son frère a été arrêté, accusé d'avoir partagé des contenus blasphématoires sur WhatsApp.
"Face au blasphème, l'opinion publique a sa justice propre et même vos proches vous abandonnent", dit-elle. "Des familles ont dû vendre leurs maisons" pour payer les rares avocats qui acceptent de plaider dans ces affaires, assure Mme Ahmed, alors qu'en 2014, un de leurs confrères défendant un "blasphémateur" présumé a été abattu.
Il faut compter près de 5.000 euros, 40 fois le salaire minimum, "pour assister aux audiences et préparer la défense en prison", poursuit Mme Ahmed. "Dans cette société, si quelqu'un commet un meurtre, il a des milliers de manières de s'en sortir, mais une personne accusée de blasphème n'a aucun chance de se défendre".