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"On est venu ici parce que c'est sauvage, mais là, on commence à en avoir marre": depuis le 14 avril et l'effondrement d'une route, une cinquantaine d'habitants de Sospel (Alpes-Maritimes), comme Laure Accorsi, n'ont plus que deux sentiers pour rentrer chez eux.
A la place de la petite départementale du Moulinet, un fil de téléphone pend dans le vide, tendu entre deux poteaux à fleur de précipice. En contrebas, la rivière Bevera est bouchée par plus 200.000 tonnes de roche de couleur ocre que des pelleteuses du département s'activent à déblayer. Friable comme du plâtre, la montagne, truffée de gypse, s'est tout bonnement décrochée.
Pour monter au hameau de Béroulf et au plateau de Sainte-Sabine, "il n'y a rien qui passe, même pas une brouette à moteur!", plaisante Jacques Denaix, un sexagénaire que la situation amuse, même si ce n'est pas le cas de tout le monde: "Ca nous fait aller au bout de nous-mêmes!".
A l'approche de l'hiver, il se démène pour organiser des héliportages, conscient aussi des tensions entre voisins, regroupés dans une association, "Les Déroutés".
Un parking a été improvisé dans un enclos à chevaux pour des voitures redescendues, désossées pour être plus légères, par la voie des airs. Un conteneur posé au départ des sentiers permet de changer de chaussures et d'entreposer des cartons d'affaires.
Pour monter, ce n'est ni l'Everest, ni le cirque de Mafate à La Réunion. Une demi-heure de marche suffit, et en haut, il y a l'électricité, l'eau de source et le téléphone, rétabli après un mois et demi de coupure.
- "J'achète moins, je gaspille moins!" -
Mais rentrer chez soi prend des allures de montée en refuge: il faut faire les courses différemment, fuir les emballages, redescendre les poubelles, et par temps de pluie, c'est la boue et le risque de chute garantis.
Aux ânes, comme première solution de portage, ont rapidement succédé les sacs à dos. "On ne remonte jamais à vide", explique Bernard Lavedere, un physique de citadin plus que de sherpa, rencontré sur le parking avec "7 à 8 kilos de courses" sur les épaules et un gros sac à la main.
Pour Emilia Coutho da Costa, c'était trop. Les 130 m2 habitables avec terrasse achetés il y a six ans "pour la tranquillité et l'espace" sont devenus invivables: "Je suis tombée en déprime. Avec un enfant de 9 ans et mes horaires de travail, c'était très difficile", justifie cette salariée, rentrant de nuit de Monaco et qui se ruine pour louer un meublé à Sospel en attendant la reconstruction d'une route, peut-être en mai prochain et peut-être seulement une piste.
Campagnard dans l'âme, le Dr Patrice Bessi a aussi craqué. Il s'est esquinté le genou sur le sentier et a dû se faire opérer.
A l'opposé, Cathy Clermont, mère de trois collégiennes, ne regrette rien: "Je viens de région parisienne et je préfère ça plutôt que d'être dans un métro pendant une heure et demie, mes filles pareil!".
"Sur les anciens cadastres de 1870, il y a déjà des effondrements dessinés !", s'exclame, fataliste, Michel Ghirardi. Depuis le bâtiment agricole égayé de vigne qui lui sert de maison, il contemple un paysage de toute beauté.
Les plus grosses propriétés qu'on aperçoit, posées sur des prés avantageux de la taille d'un terrain de golf, ont été acquises par des grosses fortunes monégasques. A Beroulf et Sainte-Sabine, en comparaison, les logements sont modestes.
La plupart des maisons sont d'anciens cabanons, agrandis au fil du temps. Leurs propriétaires, qu'on n'y voyait que le dimanche, ont fini par s'y installer aussi la semaine, poussés par l'appel de la nature ou la nécessité.
"Il y a des gens venus ici pour des raisons économiques, pour vivre comme on vivrait ailleurs mais en moins cher, et pour ceux-là, la route coupée, c'est un changement radical", observe Michel Ghirardi. Lui se félicite: "J'achète moins, je gaspille moins et j'ai bien envie de continuer".