Des membres de l'Agence wallonne du Patrimoine s'inquiètent pour leur avenir et leur travail. Des préavis de grève ont été déposés par la CGSP et la CSC Services publics cet été pour couvrir d'éventuelles actions du personnel jusqu'au 31 décembre. Deux archéologues nous ont confié leurs craintes. De son côté, la direction et le cabinet du ministre estiment qu'il s'agit d'une période d'adaptation.
Avant d'aller plus loin, un bref rappel. L'Agence wallonne du Patrimoine (AWaP) a été créée le 1er janvier 2018 suite à la fusion de deux services régionaux: le Département du Patrimoine qui faisait partie du Service public de Wallonie, et l'Institut du Patrimoine Wallon (IPW).
Objectif affiché de la manœuvre: réorganiser la gestion du patrimoine wallon pour le rendre plus efficace et plus opérationnel. Aujourd'hui, l'AWaP a donc pour mission de gérer le patrimoine archéologique wallon. "Le découvrir et l'étudier, favoriser son exploitation scientifique, le protéger, le mettre en valeur", précise le site internet. L'agence doit également émettre des avis concernant les permis d'urbanisme demandés en Wallonie.
Et au final, ce patrimoine est en quelque sorte rendu à chaque Wallon, pour qu'il puisse le comprendre, l'admirer, mais aussi en tirer les bénéfices grâce par exemple au tourisme historique.
Sauf qu'aujourd'hui, des voix s'élèvent parmi les 340 salariés qui font partie du personnel. Celui-ci est composé non seulement d'archéologues, mais aussi d'architectes, d'historiens, de juristes, restaurateurs, d'agents administratifs, de comptables, etc. Parmi eux, deux archéologues nous dévoilent leurs inquiétudes via le bouton orange Alertez-nous.
Des prestataires non payés sont venus s'installer dans les bureaux
Commençons par Antoine (prénom d'emprunt), qui est au service du patrimoine wallon depuis plusieurs années. Le premier écueil qu'il soulève concerne la charge de travail. "Il y a un remplacement pour cinq départs. Et les collègues en congé longue durée ou en maladie, ils finissent par être remplacés, mais avec des délais considérables", affirme notre témoin. "Le résultat est double. Il y a une diminution constante des effectifs depuis au moins dix ans, et les effectifs vieillissent. Par exemple, pour les opérateurs de fouilles, dont le travail se fait sur le terrain, dans la boue, la moyenne d'âge est de 49 ans. Vous imaginez?".
L'archéologue va plus loin et révèle des situations qu'il juge très délicates pour certains de ses collègues. "Il y a des services en sous-effectif où la comptabilité n'est plus capable d'assurer le paiement des factures. Du coup, mes collègues se retrouvent avec des petits artisans, des indépendants, qui font un travail remarquable en respectant les règles de l'art, mais qui ne sont plus payés", confie-t-il. "Dans certains cas, des prestataires non payés sont venus s'installer dans les bureaux, faire le pied de grue pour réclamer le paiement des factures. Tout simplement parce qu'ils ne parvenaient plus à payer leurs ouvriers, leurs loyer, etc. Psychologiquement, c'est extrêmement dur à vivre, ce sont des relations de confiance qui sont brisées".
C'est plus grave que ce qu'on avait craint
Ensuite, Antoine estime que les problèmes repérés par le personnel n'ont pas été pris en compte, et que la fusion entre le Département du Patrimoine et l'Institut du Patrimoine Wallon n'a pas été suffisamment préparée. "Déjà bien avant la fusion, nous avons fait remonter les problèmes qu'on avait identifiés, nous le personnel de terrain. Mais nous nous sommes heurtés à un fonctionnement piloté d'en haut, qui voulait limiter notre consultation et notre participation. Le résultat n'a surpris personne: c'est plus grave que ce qu'on avait craint", lance notre témoin.
"Plusieurs directions ont été créées au sein de l'AWaP, mais il n'y a pas eu d'explications ni de formations. Beaucoup de collègues ont été basculés dans ces directions, mais sans rôle défini. Et parfois même sans avoir de directeur pour diriger ou organiser les choses. Conséquence: ils ne savent pas exactement ce qu'ils doivent faire. Et ils ont beau faire de leur mieux, ils ne peuvent pas atteindre les résultats qu'ils veulent et ne travaillent pas efficacement", confie l'archéologue.
La charge de travail lié au nouveau code du patrimoine
Autre souci pointé du doigt par Antoine: l'entrée en vigueur du nouveau code du patrimoine le 1er juin 2019. D'après lui, il augmente sensiblement les missions de l'agence, qui doit maintenant remettre un avis de patrimoine dès qu'un permis d'urbanisme est octroyé et qu'on constate que des biens patrimoniaux peuvent être mis en danger. "Avant c'était facultatif. Donc maintenant il y a beaucoup plus de travail. Dans certains services, ça a été multiplié par quatre, sans avoir plus de personnel", affirme Antoine.
Il va plus loin sur ce point et avance un exemple concret. "Quand quelqu'un demande un permis d'urbanisme, il y a une vérification sur une carte pour voir si les travaux sur la parcelle en question ne représentent pas un risque archéologique ou patrimonial. Cette carte existe depuis des années mais elle a été retravaillée en vitesse pour devenir un outil de gestion. Et là nous venons d'apprendre que le ministre suspendait son utilisation parce qu'elle n'était pas prête et qu'elle pouvait représenter un risque de recours. Par conséquent, on a l'impression d'avoir travaillé sur des centaines de dossiers à partir de cette carte… pour rien", s'exprime Antoine.
Ça me révolte de voir des collègues compétents qui finissent alités parce qu'ils sont en burn-out
Nous sommes également entrés en contact avec Marc, qui préfère lui aussi témoigner sous couvert d'un prénom d'emprunt. Il se dit très inquiet pour son avenir. "En tant que jeune, je crains de rester dans une précarité, de ne jamais avoir de stabilité, d'enchaîner les petits boulots et les petits projets, sans jamais occuper des fonctions où je peux vraiment mettre en place mes compétences", réagit-il.
Car il remarque depuis déjà quelques temps des cas de surcharge de travail et de burn-out. "Ce sont des passionnés qui travaillent ici. Ils ont mordu sur leur chique et maintenant ils sont nombreux à être en burn-out. C'est normal… on leur demande mille et une chose, certains font le boulot de 3 ou 4 personnes, et ça au détriment de certaines de leurs fonctions, ce qui crée aussi une frustration de ne pas finir leurs projets correctement. Au final, on profite de leur passion. Et moi ça me révolte de voir des collègues très compétents qui finissent alités parce qu'ils sont en burn-out", explique Marc.
Le patrimoine de tous les Wallons en danger?
Au bout du compte, Marc estime que c'est le patrimoine de toute la population qui est en jeu. "C'est le patrimoine commun à tous les Wallons qui va payer les pots cassés. D'ici quelques années, il n'y aura plus assez de personnel et de budget pour faire ce qu'il y a à faire. Soit on met les moyens dans la nouvelle agence, soit on privatise", commente-t-il.
La privatisation… C'est la grande crainte de Marc. "Ça veut dire faire des marchés publics. Et donc mettre en concurrence des entreprises sur les prix, et donc marchander le patrimoine. Alors que pour moi, le patrimoine appartient à la collectivité, et est donc par essence même quelque chose qui doit être géré par le service public", estime notre témoin. "Et puis, il faut savoir que le patrimoine, ce n'est pas que des fouilles de terrain. Le but est aussi d'étudier, d'écrire des rapports, et au final de créer des expositions et de mettre en valeur. Mais en privatisant le secteur, on finira par ne faire que du terrain, parce qu'on ne voudra plus sortir d'argent pour valoriser le patrimoine découvert auprès du public".
Rien ne se fait en un claquement de doigt
Face à ces nombreuses critiques, nous avons contacté le cabinet du ministre wallon René Collin, en charge du Patrimoine. Son attaché de presse nous rappelle que la fusion des deux organismes était prévue dans la déclaration de politique régionale du gouvernement lancé en 2014, composé du PS et du cdH. Jusqu'en 2017, c'est Maxime Prévot qui a géré le Patrimoine en tant que ministre.
"Ici au patrimoine, l'idée était de revoir l'architecture et le paysage administratif pour le rendre plus efficace, moins lourd et plus adapté et aux nouvelles contraintes et nouveaux objectifs", indique Pierre Wiliquet, porte-parole de René Collin. "Nous, on est arrivé en bout de course. On a tout simplement finalisé le processus mis en branle depuis le début de législature".
Pierre Wiliquet affirme que de nombreux intervenants ont été impliqués dans la fusion: du personnel des deux anciennes entités, des collaborateurs du cabinet, mais aussi des personnes en charge de la fonction publique. "Tout est toujours préparé au maximum, après, forcément avec des fusions importantes, ça s'accompagne d'un déménagement, de changements, etc. On sait qu'il y a plein de choses auxquelles on n'a pas pensé, aux méthodes de travail parfois différentes de certains et d'autres. Ça ne se digère pas du jour au lendemain", commente le porte-parole. "Plus on avance et plus on trouve des écueils qu'il faut gérer et pour lesquels on trouvera des solutions. Rien ne se fait en un claquement de doigt".
Nous l'avons également fait réagir sur cette carte utilisée pour les permis d'urbanisme dont Antoine nous a parlé. "La suspension d'utilisation de cette carte vient effectivement du cabinet. Elle est provisoire jusqu'au 31 décembre. On s'est aperçu que l'entrée en fonction de la carte posait de nombreuses questions à une série d'agents. Cette suspension va permettre aux agents concernés de mieux appréhender les tenants et aboutissants de cet outil, et permettra à l'AWaP de pouvoir peut-être revérifier certains éléments", répond le porte-parole.
Pour les questions d'organisation de l'AWaP, il nous renvoie vers son directeur.
Toute la dynamique a été retardée de 2 ou 3 mois
Nous avons donc contacté Jean Plumier, l'inspecteur général qui dirige l'AWaP. Il résume sa réponse en trois mots: respect, compréhension et action. "Ma réaction est d'abord très respectueuse par rapport à ce qui se passe. Il y a des difficultés qui sont identifiées et qui sont tout à fait réelles. C'est vrai que la fusion et la mise en place du nouveau code du patrimoine le 1er juin, les deux ont généré de l'incertitude, de l'incrédulité, du malaise, du stress, c'est légitime", réagit-il.
Nous lui posons la question: la fusion a-t-elle été trop rapide. "Il y a eu 3 ans et demi de préparation. 82 agents sur 340 ont participé à des groupes de travail sur les processus et pour partager leur vision", répond d'abord Jean Plumier. Mais en 2017, le cdH débranche la majorité qu'il formait avec le PS, pour ensuite s'allier au MR. "Toute la dynamique lancée par le ministre Prévot en 2015, 2016 et 2017 a été retardée de 2 ou 3 mois. Mais le décret prévoyait la création de l'agence pour le 1er janvier 2018, et nous ne pouvions par repousser cette date. Donc oui, ça a été plus compliqué, car tout ce qui était prévu pour être prêt dans les temps a pris du retard de quelques mois", explique l'inspecteur général.
Les réponses de l'inspecteur général aux problèmes soulevés
Nous interrogeons Jean Plumier sur divers éléments. D'abord le manque d'effectifs. "Oui, il y a des cas de sous-effectif. Mais ce n'est pas que pour notre agence. Je crois que c'est toute la fonction publique qui est en sous-effectif. Mais le gouvernement a donné son feu vert pour le recrutement d'une quinzaine d'agents supplémentaires d'ici l'année prochaine. Le processus est en cours", répond notre interlocuteur.
Et la surcharge de travail? "Des burn-out, il y en a dans toutes les administrations. Et il y a des cas qui remontent à avant la création de l'AWaP. Et oui je peux comprendre la frustration de certains. Il faut savoir que 50% des agents sont universitaires. Ils ont donc aussi un rôle scientifique, et ils ont donc une crainte de ne plus pouvoir faire leur travail de chercheur, de remettre des avis techniques aussi précis qu'avant, etc. Mais les choses sont en train de se redresser", nous rétorque Jean Plumier.
Et pour les avis rendus pour les permis d'urbanisme, dont l'utilisation de la carte archéologique a été suspendue? "Les agents n'ont pas travaillé dans le vide pour autant. Les avis rendus sont bien actifs. Il y a simplement une petite fragilité provoqué par cette carte, qui doit être revue, mais je pense qu'il n'y aura pas de recours, car il n'y a pas eu d'avis négatif dans la majorité des cas", nous dit Jean Plumier.
L'inspecteur général poursuit sur la charge de travail que représentent ces avis à donner pour les permis d'urbanisme. "Avant, les agents du patrimoine devaient eux-mêmes faire des recherches pour savoir s'ils devaient rendre un avis. Ce travail de recherche prenait du temps. Aujourd'hui, ils ne doivent plus chercher. Ils sont interrogés si les permis se trouvent dans des zones archéologiques. Donc oui, il y a plus de sollicitations pour des avis, mais il y a moins de travail de recherche… On devra ajuster notre manière de répondre pour gagner du temps", estime Jean Plumier.
On a entendu les messages et on y répond
Pour terminer, l'inspecteur général de l'AWaP affirme qu'une discussion est en cours depuis 2 mois avec le personnel. "Les résultats d'une enquête psychosociale ont été présentés en juillet. En août, des actions ont été proposées aux syndicats. Elles ont été acceptées ce lundi 2 septembre et elles seront présentées dans les jours à venir au personnel", explique Jean Plumier. "En conclusion, je ne nie pas les problèmes, ils sont réels, parfois un peu exagérés, mais réels. Maintenant on avance dans le respect, on a entendu les messages et on y répond", ajoute-t-il.
Reste à voir si le personnel, parmi lequel Antoine et Marc, sera satisfait par les réponses des responsables.
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