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René Couteau avait 15 ans et demi lorsque, comme des centaines de milliers d'autres Belges, il a pris précipitamment le chemin de l'exode vers la France à l’approche des troupes allemandes. 75 ans plus tard, les images des migrants fuyant la guerre en Syrie ont ravivé sa mémoire.
René Couteau, un habitant de Roux (Charleroi), a 91 ans. Les récits de migrants de Syrie tout juste arrivés en Europe lui rappellent l’exode des Belges auquel lui et sa famille ont pris part en mai 1940, à l’approche de l'armée allemande. C’est pour nous raconter cette fuite vers la France et livrer aux jeunes générations un témoignage historique précieux, que le nonagénaire a pris contact avec notre rédaction
Les populations toujours traumatisées par les atrocités de 14-18
En mai 1940, les troupes allemandes lancent une grande offensive contre la Hollande, la Belgique et la France. Le 17 mai, elles atteignent Bruxelles et ne sont donc plus qu'à une cinquantaine de kilomètres de Lodelinsart où vit la famille de René, non loin de Charleroi. René se souvient: "Nous étions chez un voisin qui avait la radio et nous avons entendu que les Allemands étaient arrivés à Bruxelles. Mon père, profondément marqué par la guerre 14-18, a eu peur. En effet, en 1914, il habitait à Bon Air, et à ce moment-là, les Allemands ont mis le feu à plusieurs maisons de la chaussée de Bruxelles de Saint-Antoine-Bon-Air à Dampremy (NDLR: région de Charleroi), ils ont fait beaucoup de dégâts, selon mon père".
Les atrocités allemandes commises sur des civils ont profondément marqué la population belge. Emmanuel Debruyne, chargé de cours d’histoire contemporaine à l’UCL (Université catholique de Louvain), contacté par nos soins nous explique ce "traumatisme": "En août et septembre 1914, l’armée impériale allemande fait des milliers de victimes parmi les civils qui sont fusillés, massacrés ou voient leurs maisons détruites. Des témoignages de Visé ou de Dinant font état d’une véritable barbarie. La famine sévissait en Belgique. Les Allemands n’arrêtaient pas de réquisitionner la population et leurs biens. Cela allait de votre frère à une poignée de porte. Si on s’y opposait, on allait directement en prison.
Dès lors, les nouvelles invasions de 1940 sont fort redoutées. La population ne veut plus connaître de tels moments. Elle ne veut plus souffrir de faim. Elle veut se retrouver de l’autre côté de la ligne de front. Elle décide donc, en masse, de fuir ces Allemands décrits comme brutes et barbares. Ce qui est incroyable, c’est qu’à ce moment-là de l’Histoire, les Belges ne parlent même pas encore des Nazis mais des Allemands. La notion de Nazi viendra quelques mois plus tard", précise monsieur Debruyne.
"Une vieille poussette qui contenait plusieurs boîtes de conserves"
René fouille dans ses souvenirs et poursuit son récit.
"Terrifié à l’idée que les Allemands remettent le couvert et approchent de Lodelinsart, mon père prend donc la décision de tout quitter.
Le lendemain de cette annonce radiophonique, nous sommes donc partis vers le sud et nous nous sommes retrouvés parmi un flot continu de milliers de personnes en fuite. Parmi nous, il y avait des Hollandais, des Luxembourgeois...
Dans ma famille, nous étions cinq à prendre part à ce voyage vers l’inconnu: mon père et ma mère, mon frère de 17 ans et ma grand-mère paternelle. Mes parents avaient pris avec eux une vieille poussette dans laquelle ils avaient mis plusieurs boîtes de conserve et des bocaux stérilisés de nourriture. Nous avions aussi pris du pain. Le long de notre périple, nous étions toujours entourés de centaines de personnes. Il y avait des grands-parents transportés dans des brouettes, des vaches en pleine douleur qui n’avaient plus été traites depuis des jours et des jours, des corps de personnes décédées jonchaient sur les à-côtés. Elles n’avaient plus de force et avaient été abandonnées là. C’était infernal", se remémore René, la voix tremblante.
Un million et demi de Belges sur les routes
Dans les deux semaines qui ont suivi le 10 mai 1940, 1,5 million de Belges fuient. La plupart se retrouve sur les routes vers le nord de la France. Certains se dirigent vers Ostende pour traverser la Manche, "mais ils étaient peu nombreux", précise notre historien.
"Notre périple a commencé au mois de mai. Nous avons marché vers la France. À chaque avion qui nous survolait, nous nous cachions. Il fallait éviter à tout prix de suivre les voies des chemins de fer parce qu’une rumeur circulait, selon laquelle elles étaient prises pour cibles par les Allemands qui mitraillaient les locomotives", continue René.
"Cette rumeur était en partie vraie", souligne l’historien. "Comme lors de tous conflits, les lignes de chemin de fer étaient stratégiques pour les Allemands. Et pour les alliés elles constituaient des moyens de communication non négligeables. Au mois de mai, des trains ont été bombardés par les Allemands, notamment à Poperingue".
Les Français les traitent de "vendus"
Si l'accueil des migrants actuels divise les populations et gouvernements européens, René se souvient que l'accueil des Français en 1940 n'avait guère été chaleureux. "Ils ne nous ont pas fait de cadeau", se souvient-il. "Nous avons été très mal accueillis. Les Français nous en voulaient parce qu’au cours du même mois, le Roi Léopold III, commandant en chef de l'armée belge, avait capitulé sans conditions. Celle-ci avait été décidée en désaccord avec le gouvernement (qui s'était retiré en France). Oui, même les ministres ne nous aidaient plus et ils nous avaient laissés à notre propre sort", s’étonne encore René.
"Sans rien à manger, on chiquait les blés dans les champs"
"Il y avait un énorme climat d’hostilité. Je me souviens encore qu’à notre passage, les Français sortaient de chez eux et nous criaient : "Traîtres, vendus". Lorsque nous demandions un peu de nourriture, on essuyait des refus à cause de cette capitulation. C’était affreux. Les boulangers ne voulaient servir du pain qu’en échange de pièces d’or ou de postures en argent, en cuivre ou en étain. Mes parents étaient loin d’avoir emporté cela avec eux. Sans rien à manger, on chiquait les blés dans les champs", raconte le vieil homme.
Des "nuits passées à même le sol"
"Contrairement aux réfugiés actuels, nous n’avions pas de tente. Nous dormions à même le sol, cachés dans les champs de blés. Si on trouvait un vieux bâtiment abandonné et qu’on voulait y passer la nuit, on était systématiquement chassés par les locaux qui avaient peur d’être volé", décrit le nonagénaire.
Ils décident de rebrousser chemin et de rentrer chez eux
"Un jour, mon père a dit: "On ne va pas plus loin, on rentre à Lodelinsart. Alors avec plusieurs autres Belges, nous avons rebroussé chemin et avons fait demi-tour. On est rentré à la fin du mois d’août. Sur le chemin du retour, on a rencontré beaucoup d’Allemands. Et des prisonniers belges. Etonnamment, les Allemands que nous croisions n’étaient pas hostiles", s'étonne René.
Les Allemands avaient, en fait, reçu des consignes strictes: "A ce moment-là, les Allemands avaient reçu la consigne de ne provoquer aucune exaction comme en 1914 et de laisser les civils tranquilles, ce qui a fort surpris les populations qui effectuaient le chemin inverse de l’exode et rencontraient sur leur chemin des Allemands", détaille le professeur d’histoire contemporaine.
"Beaucoup de Belges avaient peur de croiser les Allemands, ils s’attendaient à voir des brutes et des barbares alors qu’en fait il y avait face à eux des armées de jeunes soldats victorieux qui célébraient leur victoire."
Voilà donc les souvenirs d'un homme de 91 ans qui, 75 ans plus tard, se souvient d'un sentiment prédominant: "J’avais peur."