Manu a bien l'impression de s'être fait arnaquer. Après avoir versé un acompte pour une commande de meubles, il nous a fait part de sa mésaventure via le bouton orange Alertez-nous. "Je vous signale un commerçant qui organise des faillites. J'ai moi-même été lésé pour un préjudice de 1.600€. J'ai déposé plainte, mais je pense que le consommateur dans tout ça n'est pas protégé, à l'inverse des commerçants qui savent comment procéder pour ne pas être inquiétés", nous écrit le témoin.
Alors, n'y a-t-il aucune protection pour le consommateur en cas de faillite? N'y a-t-il rien qui encadre la déclaration en faillite d'une entreprise? C'est ce que nous avons cherché à vérifier.
Verrons-nous un jour ce pourquoi nous avons payé?
Manu s'est rendu il y a quelques temps dans un magasin de meubles situé à Florenville, une commune du Luxembourg située à proximité de Bouillon. Après mûre réflexion, il passe commande pour plusieurs meubles. Et comme c'est souvent le cas, il verse un acompte. Sauf qu'après deux mois d'attente, rien, sauf le sentiment de s'être fait avoir. "L'établissement a disparu de la circulation. Nous sommes à présent en attente. Verrons-nous un jour ce pourquoi nous avons payé?", confie le client, dépité. C'est que la somme qu'il perd est conséquente: 1.600 euros. Face au préjudice, Manu affirme avoir déposé plainte, car il estime être victime du "coup de la faillite".
Quelques temps plus tard, on les voyait, tout sourire, rouvrir un autre établissement ailleurs
Pour en savoir plus sur la procédure de faillite, vous pouvez consulter notre article Comment se déroule une faillite et qu'est-ce qu'une faillite frauduleuse? (le lien est en bas de page). Passons donc au vif du sujet: mais qu'est-ce que le "coup de la faillite"? Nous avons contacté Damien Dessard, avocat au barreau de Liège. Son cabinet traite notamment du droit des sociétés et des cas d'entreprises en difficulté. Il nous donne un exemple d'entrepreneur qui utiliserait le "coup de la faillite". "Il y a quelques années, il y avait beaucoup de cas de ce genre dans l'Horeca. Des restaurateurs achetaient à crédit du matériel, se faisaient livrer des fournitures et exerçaient pendant une certaine période, le temps de gagner de l'argent. Puis ils déclaraient faillite et ne payaient donc pas leurs fournisseurs. Et quelques temps plus tard, on les voyait, tout sourire, rouvrir un autre établissement ailleurs", explique Damien Dessard.
Pour résumer, le "coup de la faillite", c'est un entrepreneur qui profite de la confiance de ses fournisseurs ou de ses clients pour recevoir du matériel ou de l'argent, en sachant très bien qu'il ne tiendra jamais ses engagements. Et pendant un laps de temps, il met l'argent de côté, dans sa poche, puis déclare faillite.
Que fait la justice?
Pour replacer ce phénomène d'arnaque dans son contexte, nous avons contacté Statbel. L'office belge de statistique nous a fourni les chiffres du nombre de faillites et du nombre d'entreprises actives par année.
- 2017: le nombre de faillites est évalué à 9.968, mais le nombre de sociétés actives n'est pas encore déterminé.
- 2016: 905.903 entreprises actives et 9.170 faillites.
- 2015: 869.662 entreprises actives et 9.762 faillites.
- 2014: 849.456 entreprises actives et 10.736 faillites.
Voici maintenant les chiffres du nombre de fraudes ou d'infractions repérées et liées à la faillite que nous a communiqués le Service public fédéral de la Justice:
- 2017: 27 insolvabilités frauduleuses et 83 infractions liées à l'état de faillite.
- 2016: 36 insolvabilités frauduleuses et 91 infractions liées à l'état de faillite.
- 2015: 34 insolvabilités frauduleuses et 50 infractions liées à l'état de faillite.
- 2014: 57 insolvabilités frauduleuses et 38 infractions liées à l'état de faillite.
Notez que dans les chiffres sur les infractions liées à l'état de faillite, tous les cas ne sont pas forcément des arnaques. Il peut s'agir d'entrepreneurs en difficulté qui ont fait de mauvais choix ou qui ont enfreint certaines règles, mais sans avoir nécessairement planifié une fraude de A à Z.
En additionnant les insolvabilités frauduleuses et les infractions, on arrive à un chiffre qui tourne autour des 100 cas détectés par an. C'est très faible comparé au nombre de faillites déclarées chaque année. Y a-t-il vraiment peu de fraudes et d'infractions, ou la justice passe-t-elle à côté de nombreux cas? Nous avons posé la question à maître Dessard. "De façon générale, l'utilisation de ce mécanisme de fraude à la faillite a tendance à diminuer, car il y a de plus en plus de poursuites pénales, et les dossiers suivent les fraudeurs dans leur parcours", répond-il.
"Aujourd'hui, ça peut encore arriver. Par exemple dans le secteur de la construction avec de petits entrepreneurs malhonnêtes, ou dans certains commerces, tels que les magasins de meubles. Dans l'Horeca, c'est devenu beaucoup plus rare comparé à autrefois", précise l'avocat. "La justice passe encore parfois à côté, mais il y a beaucoup plus de poursuites. Il y a une traque réelle sur le patrimoine propre des fraudeurs. Donc les chiffres du SPF Justice ne m'étonnent pas, car je crois que dans la majorité des cas de faillite, il n'y a pas de volonté de frauder, ce sont plutôt d'autres problèmes qui causent la faillite", estime Damien Dessard.
Comment la justice décèle une fraude à la faillite?
Pour débusquer les fraudeurs, la justice peut évidemment s'appuyer sur les plaintes qui sont déposées. Mais l'action se déroule déjà en amont. "Il faut savoir que la faillite est une matière d'ordre public. Un procureur peut toujours, de lui-même, analyser des dossiers. Et il y a des procureurs, ou substituts du procureur, qu'on appelle des 'éco-fin', et qui sont spécialisés dans les matières économiques et financières. Il y a donc des contrôles réels. La preuve avec le secteur Horeca, où les cas de faillites frauduleuses se font beaucoup plus rares", explique Damien Dessard.
Outre le fait qu’ils ne seront pas excusés, "les faillis qui ont détourné ou dissimulé une partie de l'actif, volé tout ou une partie des livres ou documents comptables, risquent un emprisonnement d’un mois à 5 ans et une amende de 100 à 500 000 EUR (489ter du Code pénal), sous réserve de l’application éventuelle d’une mesure probatoire (suspension du prononcé de la condamnation ou sursis à l’exécution de celle-ci)", indique l'autorité wallonne sur le portail Wallonie.be.
Comment réagir si on est victime?
Face à un entrepreneur véreux, un client ou un fournisseur qui pense être victime d'une fraude à la faillite peut évidemment réagir. "Je donnerais trois conseils: ne pas donner trop d'argent en acompte et avoir une preuve du versement, par exemple en payant par carte, s'assurer de la validité des contrats, et réagir vite en cas de soupçons", indique Damien Dessard.
En ce qui concerne le versement d'un acompte de façon générale, comme c'est le cas pour Manu, il y a toute une série de conseils à suivre, avec notamment des spécificités pour le commerce de meubles: nous les avons résumés dans notre article Vous allez verser un acompte pour une commande? Voici les conseils à suivre (lien en bas de page).
Si l'entrepreneur est toujours en activité, vous pouvez toujours intenter une action au civil, où la justice pourra peut-être agir plus rapidement. En revanche, si la faillite est déjà en cours, vous avez peu de chances de récupérer votre argent. "Les procédures pénales sont effectivement plus longues, et la justice manque certainement de moyens. Et puis, le problème pour le client, c'est que celui qui organise sa faillite aura certainement aussi organisé son insolvabilité. C'est par exemple quelqu'un qui n'aura pas de maison à son nom, qui n'aura qu'une petite camionnette pour son activité, etc. Donc il n'y aura rien à aller puiser dans son patrimoine personnel pour dédommager les victimes", précise maître Dessard.
Dans tous les cas, il est préconisé de déposer plainte en cas de soupçon de fraude. Même si les chances d'aboutir son faibles, votre témoignage pourra apporter plus de détails au dossier, et permettre à la justice de faire son travail.