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Après chaque attentat, la question vient hanter les pays occidentaux: comment marquer la souffrance, rendre hommage aux victimes et prouver la résilience de la société sans tomber dans le piège des auteurs des attaques en leur offrant la postérité qu'ils cherchaient ?
De plus en plus, gouvernements et opinions publiques convergent vers le besoin de trouver un lieu, une représentation physique et un discours pour aider les victimes à assumer leur douleur et permettre aux sociétés attaquées de rester debout.
A Madrid comme à Oklahoma, à New York comme à Bruxelles, à Oslo comme à Manchester ont été dressés des mémoriaux, des musées, parfois les deux.
En France, touchée par des attaques de diverses obédiences depuis un demi-siècle et qui célèbre ce jeudi la journée nationale d'hommage aux victimes du terrorisme, le président Emmanuel Macron a mis en place un comité chargé de réfléchir au premier musée-mémorial français du terrorisme, censé être inauguré en 2027 à Paris.
"Que les pays bâtissent des mémoriaux pour commémorer des attaques terroristes est devenu une sorte de norme culturelle non écrite", constate Jeanine de Roy van Zuijdewijn, chercheuse à l'université de Leiden, aux Pays-Bas. Mais il y a loin de la norme au consensus. Car rescapés, familles de victimes, gouvernement, forces de l'ordre, riverains et historiens n'attendent pas la même chose d'un tel édifice.
"Quel doit être le but d'un mémorial national ? Est-ce capturer avec justesse le traumatisme et les émotions vécues par ceux qui ont été attaqués, honorer les victimes, montrer une capacité de résilience, exposer les valeurs nationales ou quelque chose d'autre encore ?", interroge Jeanine de Roy van Zuijdewijn.
"Certains de ces objectifs peuvent être contradictoires", ajoute-t-elle. "Quand certains pourraient vouloir marquer un lieu physiquement, d'autres pourraient souhaiter le laisser aussi normal que possible pour ne pas créditer le terroriste".
- Utøya, la controverse -
En Norvège, après les attentats en 2011 de l'extrémiste de droite Anders Behring Breivik, qui avait tué 77 personnes dont 69 sur l'île d'Utøya, le projet de mémorial national avait suscité l'opposition des riverains, qui refusaient d'en endosser le fardeau alors même que certains avaient participé aux opérations de sauvetage le jour du massacre, au prix d'une expérience traumatisante.
Après six ans de querelles, c'est un tribunal qui a finalement décrété, en février, qu'il serait bien construit.
Clifford Chanin, vice-président exécutif du mémorial du 11-septembre à New York, l'un des plus grands du monde, se souvient des débats entamés dans les semaines qui ont suivi l'attentat d'Al-Qaïda en 2001 contre les Twin Towers (3.000 morts), mais aussi d'une sensation d'évidence qu'un lieu, au delà de "Ground zero", devrait permettre à la Nation de se souvenir.
"La difficulté est inhérente au processus. Elle est inévitable. C'est la façon de construire la confiance entre l'ensemble des protagonistes qui produit un résultat", explique-t-il à l'AFP, soulignant le besoin que le dialogue se fasse, quelle qu'en soit la durée.
Car la nécessité ne fait pas de doute: en témoignent notamment les nombreux mémoriaux éphémères qui ornent les lieux d'attentats.
Fleurs, photos, dessins, textes incantatoires, poèmes ont ainsi fleuri de Madrid à Bruxelles en passant par Paris après les attentats qui les ont frappées. Jusqu'à rester dans le patrimoine commun, à l'instar du "Je suis Charlie", slogan né dans la foulée de l'attentat à Paris contre le journal satirique Charlie Hebdo en janvier 2015, et devenu un emblème de la résilience française face aux jihadistes.
De la même façon, les chefs d’État et de gouvernement se sentent investis d'une mission. Jacinda Ardern, Première ministre néo-zélandaise, avait donné le ton peu après l'attentat de Christchurch en 2019 (51 morts), en proclamant qu'elle ne prononcerait jamais le nom de son auteur, l'extrémiste de droite Brenton Tarrant.
"Il a visé beaucoup de choses dans son acte de terreur, mais l'une d'elles était la notoriété. Et c'est pourquoi vous ne m'entendrez jamais mentionner son nom", avait-elle promis au parlement.
- "Illusoire de regarder ailleurs" -
Cinq grands médias locaux étaient ensuite convenus de quelques principes dans la couverture du procès, pour ne pas colporter l'idéologie suprémaciste blanche de l'Australien, qui avait diffusé le carnage en direct sur Facebook.
Une initiative qui a séduit Hans Davidsen-Nielsen, reporter au journal danois Politiken. Il invite les médias de son pays à une semblable réflexion: "sans couverture de presse, l'intérêt de commettre des atrocités s'évaporerait, ce qui pourrait plaider pour le silence. D'un autre côté, il est illusoire d'imaginer des médias qui regarderaient ailleurs", résume-t-il dans un article au titre sans équivoque: "Comment ne pas être un idiot utile en couvrant le terrorisme".
De fait, il semble tout aussi impossible d'imaginer un musée-mémorial dénué d'explication sur la motivation des auteurs et leur identité.
"Si vous ne croyez pas en la culpabilité collective - et vous ne devriez pas y croire - alors vous devez présenter les individus responsables de leur propre comportement et décisions", estime Clifford Chanin.
A New York, explique l'Américain, les pirates de l'air du 11 septembre sont représentés via des photos fournies et tamponnées par le FBI (police fédérale), avec une iconographie très différente de celles des victimes.
Le comité français, auquel M. Chanin participe, revendique lui aussi une charge pédagogique d'autant plus forte que le projet évoquera les attentats qui ont frappé le territoire depuis le Drugstore Publicis en 1974. Un spectre qui va des militants d'extrême gauche d'Action directe au GIA algérien, de l'ETA basque au groupe Etat islamique, du FPLP palestinien à Al-Qaïda.
"Quelles que soit les raisons, un attentat a toujours un objectif: empêcher de penser et aussi susciter des émotions, notamment la peur. On va répondre à cette émotion par d'autres émotions, notamment l'empathie, à travers l'écoute des témoignages", explique le responsable du projet, Henry Rousso.
L'historien ne se reconnaît pas dans le silence très politique de Jacinda Ardern. "Ce n'est pas ma démarche, je ne fais pas un musée sur le nazisme sans prononcer le nom de Hitler", a-t-il expliqué à l'AFP. "Il n'y aura, ni de près ni de loin, une quelconque possibilité d'héroïsation des auteurs d'actes terroristes".
Un écueil qui n'échappe à personne. Lorsqu'ils ont abattu en mai 2011 le chef d'Al-Qaïda Oussama Ben Laden dans sa cache d'Abbottabad, au Pakistan, les Américains ont pris soin d'emporter sa dépouille et de la jeter en haute mer. A un endroit resté secret où, précisément, nul jihadiste ou sympathisant ne pourrait venir lui rendre hommage.