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Les signares du Sénégal, ou la mémoire malmenée de métisses qui ont réussi

Aminata Sall ne s'en cache pas: elle demande "pour quoi faire" à quiconque approche son musée dans le nord du Sénégal pour piocher dans la spectaculaire collection de robes traditionnelles qu'il recèle.

Un professeur lui avait répondu que ces tenues renvoyant à l'histoire unique des femmes métisses de Saint-Louis serviraient lors d'une remise de diplômes. Elle lui a dit: "Si c'est juste pour le décor, je ne vous les loue pas", relate-t-elle dans son bureau aux fenêtres ouvrant sur le fleuve Sénégal, non loin des réserves sombres dans lesquelles une centaine de toilettes théâtrales or, grenat ou vert d'eau attendent l'occasion de sortir de leurs cartons.

Aminata Sall est la conservatrice d'un musée dédié à l'histoire et aux traditions. Elle fait aussi partie d'une association qui préserve la mémoire de Saint-Louis et de certaines de ses filles illustres, les signares.

Elles sont un certain nombre comme elle à faire en sorte que, malgré les siècles, les signares soient reconnues comme des femmes entreprenantes et souvent puissantes, et non pas réduites à des élégantes tropicales dont de lointaines et séduisantes doublures agrémenteraient les visites de ministre.

Il y a une "perte de sens", déplore la conservatrice.

L'ascension des signares épouse l'histoire de Saint-Louis, poste créé par des Français au XVIIème siècle, devenu un important comptoir du commerce de la gomme arabique, de l'or, de l'ivoire et des esclaves, et la capitale de l'ensemble colonial français en Afrique de l'Ouest.

A Saint-Louis ou plus au sud, sur l'île de Gorée, émerge alors un groupe à la croisée des cultures européennes et africaines, métissage longtemps distinctif de Saint-Louis, "laboratoire d'une nouvelle société différentielle" selon l'Unesco qui a inscrit la ville au patrimoine mondial.

A l'époque, les arrivants européens se mettent en ménage avec des autochtones. Certaines sont des esclaves que leur maître affranchit. Ils ont des enfants métis. Le "mariage à la mode du pays" s'institutionnalise, bien que réprouvé par l'Eglise, et sert d'ascenseur social.

- Un rituel sorti de l'oubli -

Des fortunes métisses se constituent, par le truchement de l'héritage, et grâce à l'opportunisme de ces femmes que les maris avaient associées à leurs affaires.

Apparaît un "nouveau mode de vie qui n'a rien à voir avec la tradition sénégalaise", selon les mots de la chercheuse Aissata Kane Lo. Les témoignages locaux et les récits de voyageurs dépeignent une bourgeoisie féminine agissante. A heures fixes, les signares sortent faire étalage d'un raffinement synthétisant traits européens et africains.

A partir du milieu du XIXème, l'empreinte des signares s'estompe sous l'effet de l'abolition de la traite, de la colonisation qui défavorise le commerce local, et des transformations sociales.

Marie-Madeleine Valfroy Diallo, 73 ans, journaliste, actrice, entretient la flamme. A la tête d'une société de production, elle a tiré de l'oubli en 1999 le fanal, fête populaire saint-louisienne qui aurait pour origine la procession des signares à la lumière des lanternes.

Depuis, "tout le monde vient et nous dit: +ah! on a une grande fête, on a des hôtes de marque, est-ce que Marie-Madeleine peut nous envoyer des signares+", revendique-t-elle.

Lors du fanal, les signares chatoient parmi les figurants en costume, robes cintrées au-dessus de la taille, bouffantes en dessous, parées de fronces, de voiles et de dentelles, avec la coiffe et le châle assortis.

Cet engouement fait travailler les artisans de la place.

Ndéye Diop Guissé, 42 ans, deux fois vainqueure du concours national des couturiers, confectionne des robes de signares sur commande, en plus de ses activités de styliste. Elle recrute comme mannequins les jeunes femmes qu'elle forme par ailleurs à la couture dans son modeste atelier d'un quartier populaire.

- "Un patrimoine" -

"Nous sommes vraiment fières de mettre ces tenues", dit l'une d'elles, Awa Marie Sy, après avoir consacré beaucoup de minutie et d'excitation à s'apprêter pour une démonstration sur les anciens quais de Saint-Louis.

"Ces tenues étaient portées par nos aïeules, qui étaient comme des reines, aimables, accueillantes, toujours le sourire au visage", dit-elle.

Des mots propres à piquer la conservatrice Aminata Sall. "Les gens oublient ou font semblant d'oublier. Il faut qu'ils comprennent qu'elles ont joué un grand rôle, comme les colonisateurs. On ne peut pas l'effacer, c'est l'histoire", s'enflamme-t-elle.

Les signares ont inspiré Léopold Sédar Senghor, le musicien Youssou Ndour et des stylistes contemporaines.

Mais "seuls quelques notables s’en réclament encore. A Saint-Louis, mis à part le costume folklorisé à l’occasion d’événements culturels ou politiques, la mémoire des signares a disparu", dit l'universitaire Aissata Kane Lo.

"Il reste quelques noms (de signares), d'autres ont disparu parce qu'il y avait beaucoup de filles", relate Ariane Réaux, une hôtelière qui propose des conférences sur les signares et des mariages à la mode du pays dans son établissement au bout d'une étroite langue de sable entre océan et fleuve.

"Il y a beaucoup de choses que les gens ne comprennent pas trop", concède-t-elle. Mais elle rapporte une fascination répandue pour la rencontre impossible de deux mondes il y a des siècles de cela.

"C'est pas du spectacle, c'est un patrimoine, les signares. Cela fait partie d'une histoire entre la France et le Sénégal. Rien de tel ne s'est produit ailleurs", dit-elle.

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