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Comme vous l'imaginez, l'épidémie de coronavirus, qui a bouleversé nos vies sociales et professionnelles, a de lourdes conséquences sur l'état des finances publiques. Hasard du calendrier, il y a un peu plus d'un an, juste avant le début de la crise mondiale, nous publiions un article explicatif sur la dette publique belge.
Elle était d'environ 460 milliards d'euros à l'époque, ce qui correspondait à 100% du PIB (Produit Intérieur Brut, soit les 'richesses' générées par le pays en un an): la situation était donc sous contrôle, d'après les experts que nous avions interrogés. Mais il était tout de même question de "corriger la trajectoire" pour "atteindre l'objectif européen du taux d'endettement de 60%".
Mais un virus est passé par là, et il a compliqué la situation. Au lieu de baisser vers les 60%, on a grimpé vers les 120%, un chiffre qui semble se stabiliser, selon un des professeurs d'université que nous avons interrogés. Nous leur avons demandé à quel point l'augmentation de cette dette était problématique, qui allait la "payer", et comment la Belgique pouvait se sortir de cette situation délicate.
Jusqu'où un pays peut-il s'endetter ? "Comme un élastique"
La dette publique d'un état membre de l'Union européenne est très différente de celles que vous pourriez avoir auprès des banques. Inutile de comparer. Toutes les banques et les grands fonds d'investissement ont confiance dans un pays riche comme la Belgique, et lui prête actuellement de l'argent à un taux d'intérêt pratiquement nul. Une confiance d'autant plus importante que la Banque Centrale Européenne est derrière, et agit comme un parent responsable en cas de problème (elle "rachète" les dettes publiques de ses états membres, si nécessaire, afin d'augmenter la confiance des "prêteurs"). Pour les bases de la dette publique, lisez notre article de 2019.
Tout dépend de la confiance des investisseurs
Cependant, ce n'est pas une raison pour creuser sa dette inutilement. "La dette publique, c'est comme un élastique, vous pouvez tirer dessus jusqu'au moment où ça craque", estime Bertrand Candelon, professeur de Finances à l'Université Catholique de Louvain-la-Neuve. Peut-on anticiper le craquage de l'élastique ? "On sait très bien quand on se dirige vers une dette insoutenable, mais on ne sait que très peu dater quand ça va craquer".
En réalité, avec les dettes publiques des pays, "tout dépend de la confiance des investisseurs". Exemple: "au Japon, le ratio dette sur PIB, c'est 250%, et le pays n'est pas en crise ; alors qu'en Argentine, le pays était en crise avec un ratio de 60%". Si les investisseurs estiment qu'ils ne prennent pas trop de risque, ils continueront à prêter de l'argent malgré tout.
Si les emprunts sont suivis d'une croissance, pas de problème: "Je ne suis pas inquiet"
Cette sacro-sainte confiance est basée sur les perspectives économiques du pays. Un pays qui s'endette (comme la Belgique) afin de soutenir les entreprises et les travailleurs confrontés à une crise, ou afin de financer de vastes plans de relance et d'investissement dans des secteurs d'avenir (comme les nouvelles technologies), c'est bon pour la confiance. La Belgique trouve facilement de l'argent dans ces conditions.
"Les dépenses publiques sont généralement contracycliques. C'est-à-dire qu'il faut dépenser plus quand ça ne va pas bien, et dépenser moins quand ça va bien. Le fait d'avoir dépensé beaucoup pendant la crise (notamment via les primes, le chômage économique, les soutiens financiers aux secteurs en crise), c'est normal, c'est contracyclique", poursuit le professeur Candelon.
La dette publique de la Belgique, mais c'est le cas pour la plupart des pays occidentaux actuellement, est donc soutenable. "Elle le restera tant que l'activité générée par la dette est plus grande que son coût. Si le coût de la dette augmente parce qu'il y a une plus grande défiance des investisseurs, il va arriver un moment où le taux d'intérêt va être plus important que la croissance, et là ça devient insoutenable. C'est ce qu'il y a eu en Italie et en Grèce en 2011".
Il faut des plans de relance pragmatiques et non idéologiques
Mais Bertrand Candelon est plutôt optimiste: "La dette publique, en elle-même, ça ne m'inquiète pas de trop, tant que les dépenses sont efficientes".
L'une des solutions pour sortir la tête de l'eau, c'est de parvenir à générer de la croissance dans les prochains mois, les prochaines années. Pour y arriver, "il faut des dépenses transparentes et de la bonne gouvernance. Il faut cibler la relance dans les secteurs qui vont être dynamiques, qui vont créer de l'emploi et donc générer des recettes fiscales. Il faut des plans de relance pragmatiques et non idéologiques. Je demande d'ailleurs depuis longtemps que, dans les programmes budgétaires (mis en place par les gouvernements), on donne l'impact espéré, ce qu'on appelle des multiplicateurs".
Dit autrement: si l'argent emprunté par la Belgique, pour aider les entreprises à l'arrêt et pour ensuite injecter de l'argent dans des plans de relance économique, amène de la croissance, donc une augmentation du PIB, alors on se dit que tout va bien. Et c'est encore mieux si on essaie de chiffrer, d'anticiper la croissance induite par les soutiens financiers publiques.
"Mais si la dépense n'est pas efficiente", donc si "d'ici un à deux ans", il n’y a pas de reprise, pas de croissance économique, "alors ça va devenir impossible de soutenir la dette". On entrerait dans un cercle vicieux: sans une économie en croissance, pas assez de rentrées financières dans les caisses de l'Etat, qui devra donc emprunter, mais à des taux d'intérêt élevés qui ne feraient qu'alourdir la charge de la dette (c’est-à-dire le coût de la dette, voir notre explication dans cet article).
Scénario catastrophe, la Belgique en faillite: est-ce possible ?
Imaginons que toutes les dépenses de l'Etat ne servent à rien, que la situation économique et financière s'aggrave plusieurs années encore. Peut-on imaginer une Belgique en faillite ?
"Non, je n'imagine pas ce scénario pour un pays européen, car la Banque Centrale Européenne (BCE) et les institutions européennes interviendront, quoi qu'il en coûte. On l'a vu pour la Grèce. En fait, l'Europe intervient déjà, et heureusement, par les politiques de la BCE. Celle-ci prend en pension les dettes publiques des différents pays, par des programmes de rachat de dette publique. En faisant cela, elle diminue le taux d'intérêt, car elle a très peu de risque de faire faillite. Elle maintient même les taux d'intérêt en deçà des taux d'intérêt du marché".
Donc une Belgique en faillite, c'est pratiquement impossible. "En dehors de l'Europe, par contre, on a déjà vu ce qu'on appelle des 'crises de la dette souveraine'. L'Argentine, la Russie en 1998. Il y a un défaut de paiement, donc une impossibilité de payer la dette publique par les gouvernements. L'Etat dit qu'il ne paiera plus ses dettes. Les investisseurs ou les gens qui avaient acheté des bons d'état sont lésés, car la valeur de ces bons atteint 0. Donc eux aussi ont des problèmes. La plupart des dettes publiques sont détenues par des banques ou des investisseurs privés qui ont aussi encaissé la perte. Il y a donc le risque de ce que j'appelle une mutation d'une crise souveraine en crise bancaire. Et ça peut partir très rapidement en cacahuètes".
Qui va payer ?
Vous l'avez compris, malgré des chiffres qui donnent le tournis, la situation n'est pas aussi catastrophique qu'elle en a l'air. Malgré tout, on se pose tous cette question: qui va payer la dette ? Qui va rembourser ces prêts pharaoniques ? L'Etat, forcément. Mais l'Etat, c'est nous…
"Il ne faut pas confondre la dette intergénérationelle et la dette intragénérationnelle. Certains disent : 'Ohlala, nos enfants vont payer' (on parlerait donc d'une dette intergénérationelle). C'est moins simple que cela. Pour savoir si un pays est occupé à s'endetter par rapport au reste du monde, il ne faut pas regarder sa dette publique, mais la balance courante, c'est-à-dire les exportations moins les importations", explique pour sa part notre deuxième expert, Mathias Dewatripont, professeur d'économie à l'ULB. La Belgique est actuellement en léger déficit, mais ça a longtemps été le contraire.
Un des pays les plus riches d'Europe par habitant
En réalité, il faut voir les choses sous un autre angle. "L'Etat belge est pauvre car il est endetté à concurrence de 120% de son PIB, mais les Belges sont très riches. On consomme moins, on ne voyage plus, on ne va plus au restaurant, alors que la plupart d'entre nous n'ont pas perdu leur emploi. Il y a environ 300 milliards d'euros sur les comptes d'épargne et un patrimoine immobilier très important. La Belgique, à ce niveau, est un des pays les plus riches d'Europe par habitant. On est en-dessous des Pays-Bas et de l'Allemagne, mais on est quasiment au-dessus du reste", poursuit le professeur de l'ULB.
Si on prend ça en compte, "il n'est pas vrai de dire que la Belgique s'appauvrit énormément". Et comme "l'Etat emprunte à des taux quasiment nuls, 'gratuitement', on a de la chance. La charge de la dette publique n'a jamais été aussi basse. De plus, les dépenses actuelles sont temporaires (chômage temporaire, etc), donc à un moment, ça va s'arrêter. Dès lors, le problème aujourd'hui n'est pas la dette publique, mais plutôt ce qui va se passer après, notamment le jour où les taux d'intérêt remontraient, qui va payer la charge de la dette, donc son remboursement ? La question est donc de savoir : qui va-t-on taxer ? Mais ce sont plus des questions intragénérationnelles, que le fait de léguer un fardeau horrible aux jeunes. Ça, c'est faux: les jeunes, ils ont des parents, et ces parents sont occupés à épargner beaucoup".
En résumé: ceux qui vont payer les éventuels problèmes futurs liés à la dette, sont ceux sur qui l'Etat pourrait (mais c'est un gros conditionnel) faire peser de nouvelles taxes dans les prochains mois, les prochaines années. Donc vous, nous, les citoyens. Mais pas spécialement les générations futures.
Faire tourner la planche à billet ou annuler la dette: de fausses solutions ?
Certains observateurs ou politiciens proposent de faire tourner la planche billet. Donc de 'créer' des milliards d'euros à répandre dans l'Union. Mais ça ne serait pas sans conséquence et tout d'abord, "c'est illégal: les traités européens sont clairs, pas de financement monétaire des Etats, la Banque Centrale Européenne n'a pas le droit de dire aux Etats 'Je vous donne des Euros, et puis voilà'", explique le professeur Dewatripont.
Elle pourrait chipoter en rachetant les dettes publiques des Etats, mais "ça provoquerait in fine de l'inflation, et lorsqu'un pays voudrait, par la suite, réemprunter, les taux resteraient élevés, c'est ce qu'on a eu dans les années 1980". L'inflation est très difficile à contrôler, "mais pour l'instant elle est basse, donc il faut profiter des taux d'intérêt réel actuels, qui sont bas ou négatifs !".
Le même genre de scénario arriverait si on 'annule' la dette. "J'ai de l'expérience avec certains pays africains dont on a enlevé la dette", explique Bertrand Candelon, de l'UCLouvain. "Ces pays ont mis 10 ans pour pouvoir racheter sur les marchés internationaux. Plus personne ne voulait leur prêter de l'argent. Ça leur a coûté plus cher au final. Donc je pense qu'il est plus intelligent de postposer la dette, de diminuer les taux, et de viser la croissance, plutôt que d'enlever la dette, qui serait un très mauvais signal pour les pays européens".