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"Sans lui, je suis à poil": le gilet jaune, un symbole devenu "support de mémoire"

Certains sont troués, d'autres gardent une "odeur de brûlé", beaucoup sont personnalisés: les gilets jaunes, emblèmes de la contestation, sont devenus pour les manifestants des "supports de mémoire" au fil des mobilisations.

"Il a fait la pluie, le vent, le gel, la lacrymo,... il a vécu! Ce n'est pas un gilet qui sort de la voiture, tout neuf, tout plié", plaisante Charlotte, éducatrice dans les Yvelines.

La trentenaire n'a jamais songé à le changer: "même s'il a des trous, je continuerai à le mettre, c'est mon gilet, on est fier de le porter".

Cet accessoire de tissu synthétique, qui a donné son nom à cette contestation sociale inédite, "c'est comme mon cuir de moto quand j'avais 20 ans, c'est tout un symbole", s'amuse Jean-Claude Petit, 59 ans, originaire d'Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). "Même s'il n'est vraiment pas beau, c'est lui qui nous a réunis et qui nous portera jusqu'au bout".

Jérémy, "gilet jaune" de Seine-et-Marne, a perdu le sien après un contrôle de police près des Champs-Elysées, interdits de manifestation. "Sans lui, je suis à poil. J'y avais inscrit pleins de mots, de dessins", grogne-t-il, attaché à "l'odeur de brûlé" qui l'imprégnait.

Dans les cortèges, les vestes fluo ont remplacé les pancartes et banderoles, accessoires traditionnelles des contestations sociales, comme moyen d'expression privilégié.

Cartes d'électeur, tickets de "péage gratuit", pin's "Macron Démission", faux sang: les manifestants rivalisent d'imagination pour customiser ce vêtement standard - une taille unique, XL -, officiellement appelé "gilet de sécurité" par la Sécurité routière qui l'a imposé en 2008 dans toutes les voitures.

"Le gilet fait office de relique, de support de mémoire", explique Thierry Bonnot, ethnologue au CNRS, auteur de "L'attachement aux choses". "Le fait de le porter, de se l'approprier par des écritures, c'est une incorporation très forte, c'est plus important qu'un simple drapeau", ajoute-t-il.

Beaucoup inscrivent aussi, comme des galons sur un uniforme, la liste des "actes" auxquels ils ont participé. D'autres y ajoutent le numéro de leur département, de leur ville ou de leur quartier. "S'identifier à un lieu rappelle la notion de convivialité, de famille, évoquée par les gilets jaunes", analyse M. Bonnot.

- "Mémoire populaire" -

Depuis janvier, le collectif "Plein le dos" compile chaque semaine une sélection de photos de "gilets jaunes" envoyés de toute la France par des photographes amateurs ou professionnels.

"Joe le taxé", "Ils ont la police, on a la peau dure", "Paradis pour les uns, pas un radis pour les autres": ce recueil est une réponse à "certains qui disaient qu'il ne s'agissait que d'un mouvement d'illettrés haineux", explique le collectif, dont le projet "artistique et militant" vise à "construire une mémoire populaire".

Divisée par acte, cette galerie de clichés, qui mêle colère, humour, poésie et citations littéraires ou politiques, permet de retracer l'évolution du mouvement et de ses revendications au fil des semaines.

Aux premiers messages contre les taxes sur le carburant, ont succédé les appels au RIC (referendum d'initiative citoyenne), la dénonciation des violences policières, le soutien à l'ex-boxeur Christophe Dettinger, condamné pour avoir frappé deux gendarmes, ou à Jérôme Rodrigues, éborgné lors d'une manifestation fin janvier à Paris.

"J'ai le même gilet depuis le début, mais je l'ai lavé plusieurs fois, parce que les slogans changent", justifie ainsi Cécile, 53 ans, originaire du Mans. Elle compte "l'encadrer" quand la mobilisation s'éteindra, le comparant au "pavé numéroté de mai 68" précieusement gardé par sa mère.

"Chaque objet a une valeur pour soi, mais il a aussi une valeur collective, pour le groupe. Cela implique parfois une transmission intergénérationnelle", souligne Véronique Dassié, ethnologue au CNRS. "Ces gilets sont un témoignage de notre époque et des institutions patrimoniales les feront peut-être entrer dans les réserves des musées".

"On est en train d'écrire l'histoire", appuie Caroline, "gilet jaune" à Noyon. "Que l'on gagne ou que l'on perde, je garderai ce gilet, pour le montrer à mes enfants, leur dire que je me suis battue pour leur avenir".

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