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Elles auraient voulu ne pas laisser leur proche mourir seul du Covid-19. Mais cela leur a été interdit. Face à des règles fluctuantes d'accès aux malades en fin de vie, familles comme soignants dénoncent des situations "inhumaines".
Fin mars, Thérèse, 76 ans, est morte du coronavirus à l'hôpital de Liancourt (Oise). "Elle est partie sans personne", soupire sa fille, Brigitte Fourny. Aucune visite, pas d'appel, ni de visioconférence.
"J'aurais voulu lui tenir la main pour ses derniers moments", regrette la quinquagénaire. Ou bien "ne serait-ce qu'avoir le téléphone auprès de son oreille pour pouvoir lui dire au revoir."
Comme elle, Coralie Adato n'a pas pu échanger un dernier regard avec sa grand-mère, Marianne, 94 ans, morte dans un Ehpad du Tarn-et-Garonne.
La mère de Coralie a été invitée à venir au plus vite à la maison de retraite, située à 250 km de son domicile, mais elle n'a pas pu voir la dépouille. La famille n'a pas pu non plus lui parler au téléphone avant qu'elle ne succombe. "On nous a dit qu'une infirmière était restée lui tenir la main. On espère que c'était vrai."
Dimanche, le gouvernement a annoncé la reprise des visites en Ehpad, "sans contact physique" pour éviter la propagation du Covid-19. Mais en matière d'accès aux malades en fin de vie dans les hôpitaux et les maisons de retraites, où près de 20.000 Français ont succombé au virus, les autorités sanitaires ne formulent en fait aucune interdiction.
Ainsi, l'Agence régionale de santé d'Ile-de-France, deuxième région la plus touchée en France, préconise, à l'hôpital, qu'"un seul visiteur soit admis par jour". Mais prévoit "en cas de décès imminent" la "possibilité de plusieurs visiteurs". Pour les établissements pour personnes âgées, "en phase terminale, un proche peut être admis auprès du patient en respectant les règles d’hygiène et de prévention", dit l'ARS.
- Soignants qui désobéissent -
En pratique, les directions des établissements optent le plus souvent pour une interdiction pure et simple des visites, soulevant des dilemmes éthiques qui poussent certains soignants à la désobéissance.
Un médecin réanimateur francilien confie à l'AFP que son équipe, après de longs débats, autorise désormais une brève visite aux proches des patients mourants, à contre-courant des règles de la direction.
Le risque de contamination persiste, reconnaît-il. Mais "si nous on rentre en se protégeant, on protège les gens et on les laisse entrer", plaide-t-il. "On ne peut pas les empêcher de voir leurs proches mourir. C'est abominable."
Avant cela, dans son hôpital, les visites étaient seulement autorisées dans les minutes suivant la mort, à condition que le patient soit encore intubé et sous ventilateur.
Dans le cas contraire, les corps étaient emportés en chambre mortuaire dans des housses qu'il est interdit d'ouvrir. Conséquence : quand les proches ne pouvaient pas être là à temps, "les soignants se retrouvaient à faire des photos du défunt et à les envoyer par WhatsApp pour prouver aux familles qu'il était bien mort", témoigne le médecin.
En région lyonnaise, Marie - qui ne souhaite pas donner son nom - a eu beau écrire à l'Ehpad de sa mère pour rappeler les préconisations des autorités sanitaires, on ne lui a jamais donné le droit de la voir.
Quand elle est morte le 6 avril, impossible de voir le corps. Sa mère a été considérée "comme un bout de viande, une bête", dit-elle.
Sa colère est d'autant plus vive qu'elle est infirmière: dans son hôpital, un à deux proches du mourant peuvent entrer en réanimation.
"C'est essentiel", insiste-t-elle. "Sinon c'est comme si la personne était assassinée et qu'on ne retrouvait jamais son corps."
- "Quelle société veut-on ?"-
Venue de la Drôme, Julie a, elle, attendu une nuit entière à l'hôtel que sa mère décède pour que l’hôpital des Bouches-du-Rhône l'autorise à la voir. A 74 ans, Danielle avait "des antécédents très lourds". La médecin avait préparé la famille au "protocole": pas de réanimation possible, bref accès à la dépouille.
Le 9 avril, Julie et deux de ses sœurs sont donc entrées dans la chambre équipées de masques FFP2, lunettes, surblouses, charlottes gants, pour dire adieu à leur mère.
Pourquoi seulement après la mort ? "J'étais sidérée, incapable de revendiquer quoi que ce soit", regrette la trentenaire. "Qu'on n'ait pas la possibilité de dire au revoir, même brièvement, j'ai du mal à y croire. C'est inhumain", souffle Julie.
Pour elle, la question dépasse largement les précautions face à l'épidémie: "Quelle société veut-on être?".
La question agite aussi la communauté médicale à l'étranger. Dans un article intitulé "Ne pas mourir seul, pour une prise en charge moderne et compassionnelle", paru la semaine dernière dans la prestigieuse revue médicale The New England Journal of Medicine, un médecin américain raconte le cas d'une femme qu'il a été contraint de laisser à la porte de l'hôpital alors que son mari agonisait.
"Une demande apparemment simple, qui à d'autres moments serait encouragée, est devenue un dilemme", écrit le docteur Wakam, en poste à l'hôpital à Detroit.
Le soignant plaide pour des "solutions créatives" pour aider les familles "à ressentir une certaine connexion", comme par exemple installer des tablettes face aux patients. Il faut "inventer", dit-il. "Et donner des orientations nationales".