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"Un secret de polichinelle": au procès en appel du volet financier de l'affaire Karachi, l'ancien directeur de campagne d'Edouard Balladur a déclaré mardi, pour la première fois à la barre, que les "fonds spéciaux" de Matignon avaient pu financer la campagne présidentielle de 1995.
Trente ans après, Nicolas Bazire, 66 ans, est rejugé depuis le 3 juin aux côtés de cinq hommes soupçonnés d'avoir participé à un système de rétrocommissions illégales, en marge de gros contrats d'armements signés en 1994 avec l'Arabie saoudite et le Pakistan.
L'homme a été à l'époque directeur de cabinet du Premier ministre Edouard Balladur puis chef de sa campagne pour l'Elysée.
Mardi, en deuxième partie de son interrogatoire, la présidente de la cour d'appel aborde les 10,25 millions de francs déposés le 26 avril 1995 sur le compte de campagne, juste après la défaite au premier tour.
Des billets dans des sacs, déposés alors que "l'argent manquait singulièrement dans cette campagne, depuis l'origine", souligne la magistrate.
Le tribunal, qui a condamné en première instance Nicolas Bazire à cinq ans d'emprisonnement dont deux avec sursis, a considéré que cet argent avait été remis illégalement par des intermédiaires rémunérés en marge des contrats d'armement.
D'où vient cette somme ? Dire qu'il s'agissait de dons et de la vente de gadgets lors des meetings, comme cela a été affirmé devant le Conseil constitutionnel chargé de valider les comptes, ne tient pas la route, acquiesce Nicolas Bazire.
Alors, quelle était son origine ?
Le trésorier de la campagne, René Galy-Dejean, a affirmé avoir déposé 3 millions de francs, issus des "fonds secrets" de Matignon, remis selon lui par le chef de cabinet du Premier ministre, Pierre Mongin - ce que ce dernier réfute.
Très critiquée, la pratique des "fonds spéciaux" ou "secrets" consistait à distribuer de l'argent liquide aux ministères, sans justification. Elle a été encadrée par Lionel Jospin au début des années 2000.
A la barre, Nicolas Bazire assure que ce dépôt, dont il dit avoir appris l'existence "15 ans plus tard", ne correspond pas à "des rétrocommissions".
Il digresse, avant finalement de déclarer: "On peut tourner autour du pot des années, tout le monde savait que c'étaient des fonds spéciaux. (...) C'était un secret de polichinelle pour tout le monde dans la campagne".
- "Ancien mentor" -
"A l'époque, c'était 200 millions de francs par an (...) en cash, disponibles, sans contrôle de la Cour des comptes (...), à la disposition du chef de cabinet du Premier ministre", dit-il plus tard. "Qui peut imaginer qu'on soit allé demander de l'argent à des intermédiaires alors qu'il suffisait de donner des instructions à la personne en face du bureau de Balladur?"
Cette piste a été explorée un temps par les juges d'instruction, l'utilisation des fonds spéciaux pour une campagne étant interdite.
Elle avait été mentionnée à l'écrit par Nicolas Bazire en 2021 lors du procès d'Edouard Balladur et de son ministre de la Défense François Léotard devant la Cour de justice de la République (CJR).
A l'issue, Edouard Balladur a été relaxé quand François Léotard a été condamné à de la prison avec sursis.
L'un des intermédiaires des contrats d'armement, Ziad Takieddine, a aussi déclaré avoir remis environ 6 millions de francs à Thierry Gaubert, à la demande de Nicolas Bazire, pour renflouer la campagne.
Mais Ziad Takieddine est revenu sur ses propos en première instance. Mardi, Nicolas Bazire conteste, relève la versatilité des déclarations de l'homme d'affaires.
"Pourquoi ne pas avoir parlé des fonds secrets pendant l'instruction et ainsi vous exonérer de vos responsabilités?", demande Me Olivier Morice, avocat des parties civiles.
"Probablement parce que je cherchais plus à être respectueux vis-à-vis de mon ancien mentor que de m'exonérer", répond Bazire, ajoutant que ce sujet était "secret-défense".
- Vous n'avez aujourd'hui qu'une seule certitude, c'est que des comptes de campagne ont été abondés par les fonds secrets?
- Ma seule certitude, c'est que le trésorier a déclaré avoir remis 3 millions de fonds spéciaux. Que concernant les 7 millions restants, c'étaient des choses diverses et qu'il y a eu des retraits troublants de fonds spéciaux les jours qui ont précédé".