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Affaires classées: Pierre Riga a-t-il chassé Nicolas tel un vulgaire gibier sur ses terres?

Le 13 juin 1999 est un jour d’élections, une magnifique journée ensoleillée qui se conjugue à la fête des pères. L’été est là, les vacances sont proches. Après avoir voté, tous envisagent un dimanche après-midi de douce oisiveté. Nicolas Vander Stukken et trois de ses amis, des jeunes gens du coin, ont convenu de se retrouver dans un petit bois entre Rixensart et Tombeek.

"C’est un coin magnifique, paradisiaque", décrit l’un des amis. Ce petit paradis méconnu comprend des bois, un étang, un chalet en bois inhabité et passablement dégradé dont les portes et volets ont été forcés et le toit défoncé mais qu’importe, les amis veulent juste papoter, fumer une cigarette, boire une bière entre copains. Un peu plus loin, une remise a sans doute fait office de garage dans le passé, il y règne un grand désordre. 

Le propriétaire de ces lieux s’appelle Pierre Riga. Il est agent de change et vit à Rosières, à bonne distance de ses bois dont il a confié la surveillance à un garde forestier. Pierre Riga a acquis ces 35 hectares de nature quelques mois plus tôt, via sa société patrimoniale Sogefimo. Depuis lors, les abords de l’étang ont été dégagés et les sentiers désherbés. Une chaîne barre l’accès à l’étang et une pancarte "propriété privée" est apposée sur un arbre mais l’ensemble n’est pas clôturé et les voies d’accès y sont nombreuses.

Fin mai 1999, le garde forestier constate le passage d’intrus. Sans doute sont-ils venus pêcher dans le lac, ils ont abandonné sur place des bouteilles, des cannettes et des paquets de cigarettes vides. Des traces noirâtres indiquent qu’ils ont allumé un barbecue près de l’étang.

Début juin, ce sont des traces de moto sur le chemin d’accès qui attirent l’attention du gardien. Le chalet a été ouvert et l’amorce à poissons, soit un pot de farine, a disparu du garage. Le garde-chasse en informe le propriétaire.

A partir de ce moment, Pierre Riga se met à surveiller personnellement les lieux. Il s’y rend le samedi 5 juin pour constater ce que lui a décrit le gardien. Puis rebelotte le lendemain. Cette fois, il remarque une moto dans le garage et tombe nez à nez avec un jeune homme qui semble parler à d’autres, réfugiés dans le petit pavillon. Mais Pierre Riga n’est pas seul. Ses enfants de 7 et 2 ans l’accompagnent. Pour éviter toute escarmouche, l’agent de change remonte dans son 4X4, sort de sa propriété et appelle la police. Lorsque les policiers de Wavre arrivent sur place, il est trop tard, les visiteurs ont quitté les lieux. Le mardi 8 juin, Pierre Riga inspecte à nouveau sa propriété et il constate les dégâts. Des débris de vitre jonchent les abords du pavillon, l’intérieur a été saccagé, des meubles ont même été jetés dans l’étang. Le propriétaire fait nettoyer les lieux, apposer une nouvelle plaque "propriété privée" et placer un cadenas à l’entrée des bois. Tout cela est réalisé dès le lendemain.

Le jeudi 10 juin, Pierre Riga dépose plainte. Le samedi 12 juin, il retourne sur place et constate que d’autres meubles ont été sortis du bâtiment. Cette fois, c’en est trop. Le dimanche 13 juin, au matin, il se rend à sa propriété, armé cette fois. Il a emporté son fusil de chasse Merkel. Mais personne n’est sur place. A 10h30, toute la famille Riga assiste à la messe dominicale avant le repas de la fête des pères, chez les parents de Pierre à Chaumont-Gistoux. Le temps est ensoleillé, le repas est bon, on partage sans doute quelques verres de vin... un beau dimanche à la campagne qui se termine vers 16h30. La famille rentre alors à Rosières mais Pierre décide de refaire un tour de sa propriété, bien décidé à surprendre les rôdeurs et cette fois, à ne plus les laisser d’échapper. À l’entrée du bois, il croise un jeune motocycliste à l’arrêt. Celui-ci prétend s’être égaré et s’en va. Il a juste le temps de voir Pierre Riga prendre son fusil dans le coffre de sa voiture. Ce dimanche de juin s’apprête à virer au drame.

Tiré comme du gibier ? 

A proximité de l’étang, Pierre Riga surprend quatre jeunes gens assis dans une barque près de la berge. Ils fument et partagent une bouteille de cidre gagnée à la foire. Riga reconnaît l’un des jeunes hommes croisé une semaine plus tôt. Il les somme de lever les mains et leur donne l’ordre de marcher devant lui, vers sa voiture parquée un peu plus loin. Les intrus sont surpris et surtout effrayés par l’arme qui les menace. Ils s’exécutent sans oser entamer un dialogue. 
Nicolas Vander Stukken ouvre la marche mais brusquement, il fait un écart, saute par-dessus un petit ruisseau et s’encourt vers l’endroit où sont restés les scooters. Un de ses amis, Sébastien, tente de le suivre. Pierre Riga crie, un coup de feu claque. Nicolas s’écroule.

Durant un instant, Sébastien croit que Nicolas s’est couché pour se protéger mais rapidement, il voit le sang couler.  Sébastien hurle à son tour. "Nicolas est blessé", dit-il. Il affirme que le tireur, surexcité, continue à les menacer de son fusil. Les deux amis, effrayés, tentent de porter secours à Nicolas. Pierre Riga leur crie de ne pas bouger. Selon eux, il aurait réarmé son fusil, aurait eu ces mots "c’est de votre faute" puis aurait poursuivi son chemin vers sa voiture garée un peu plus loin.

Nicolas est étendu sur le ventre, apparemment conscient mais incapable de bouger. Le jeune homme touché à la tête perd beaucoup de sang. Son ami Sébastien appelle les secours mais il n’arrive pas à se localiser précisément. Alors, il rejoint Pierre Riga et lui demande d’indiquer à l’ambulance le chemin d’accès à la propriété. Pierre Riga indique la friterie située à un kilomètre de là.

Entretemps, les deux autres amis ramènent Nicolas vers la voiture mais celui-ci chute et semble au plus mal. L’épouse de Pierre Riga demande qu’on mette le blessé dans le coffre, "comme le gibier" dira l’un de ses copains. Lorsqu’il est pris en charge par l’équipe médicale, Nicolas est déjà dans un état désespéré. Dans la nuit, il plonge dans le coma. Le lendemain matin, le jeune homme est en état de mort cérébrale. Ses organes sont prélevés en vue de transplantations.
Dans sa première déclaration, Pierre Riga parle d’un coup de feu destiné à effrayer car, dit-il "j’avais moi-même la peur au ventre". Il dit avoir perdu le contrôle de la situation, "à ma grande stupeur, ajoute-t-il, le coup a atteint celui qui s’enfuyait mais je ne le visais pas. Ce qui est arrivé est purement accidentel".

Cette version convainc le juge d’instruction. Le 14 juin, lendemain des faits, Pierre Riga est inculpé de coups et blessures volontaires ayant entrainé la mort de Nicolas Vander Stukken soit une mort accidentelle qui ne devrait pas faire de vagues et qui sera jugée, discrètement, par un tribunal correctionnel. On évoque même des travaux d’intérêt général plutôt qu’une peine de prison.  L’homme est placé en détention préventive durant... quatre jours. Le 18 juin, le chambre du conseil de Nivelles le libère avec comme seule condition, l’interdiction de porter une arme.

Le même jour, on enterre Nicolas !  À Rosières, l’émotion cède le pas à la consternation et à la colère. Est-ce un accident lorsque l’on dirige le canon de son fusil vers la tête d’un homme désarmé ? Peut-on soutenir qu’il s’agit d’un tir réflexe ? Si le tireur n’était pas un notable, aurait-il été libéré aussi rapidement ? L’opinion publique s’emballe. Pierre Riga est décrit comme un chasseur qui a abattu son gibier sans que cela porte à conséquence. On accuse et condamne "une justice de classe". Une inscription "Riga assassin" est taguée sur l’église de Rosière. La photo de Nicolas s’affiche sur les vitrines des magasins. Une pétition circule pour réclamer un procès aux assises.

Un seigneur sur ses terres ?

En 1999, Pierre Riga est âgé de 41 ans et il pèse lourd. Fils et petit-fils d’un agent de change bien connu, il est diplômé en droit, s’est tourné un moment vers la politique puis a embrassé en 1987 la même carrière que son père. Il crée avec son frère la société de bourse Riga et Cie intégrée en 1997 à la banque Degroof. L’homme chasse depuis ses 13 ans. Il obtient son premier permis de chasse à 18 ans et peu après, son premier fusil, le Merkel de calibre 20 qui va tuer Nicolas Vander Stukken.

Tous le décrivent comme un homme calme, intelligent, discret, posé, réservé et attaché aux valeurs traditionnelles. L’expert psychiatre mettra en lumière "la perception de son bon droit, sa conception de l’ordre et de la loi et son désir de punir ces impudents qui le rendaient susceptible de passer à l’acte dès lors qu’il se serait senti envahi par la peur et mis en infériorité". "Rigide, irritable, dans l’ombre de son père, il s’est abandonné au plaisir mesquin que prend le petit chef vexé d’être contesté dans ce qu’il croit être son bon droit", poursuit l’expert. D’autres décriront un homme angoissé et stressé mais pas dangereux.
Un homme de pouvoir ? Pierre Riga le conteste. "J’ai fait un peu de politique mais je ne suis pas de ceux qui entretiennent des relations dans le monde du pouvoir. Je n’ai rien d’un seigneur sur ses terres qui tue tout ce qui bouge".

De son côté, la mère de Nicolas évoque les rumeurs persistantes concernant l’influence des Riga dans la région. "Nous faisions confiance à la justice mais notre premier entretien avec le juge d’instruction nous a déstabilisés, dit-elle. Le juge nous a dit que Nicolas n’avait pas eu de chance, c’est un peu court !"

En février 2000, sept mois après le drame, les parents de Nicolas remettent à la justice une pétition de 27 000 signatures, 27 000 personnes qui réclament que le notable soit jugé par un jury populaire.

Lors de la première audience devant la chambre du conseil, Pierre Riga n’a pas pris la peine de se présenter. Il sait que les amis de Nicolas l’attendent mais aussi les caméras de télévision. Ses avocats obtiennent une remise au mois suivant. L’atmosphère est tendue. Les avocats de Pierre Riga maintiennent la thèse de l’accident mais pour l’avocate de la famille de Nicolas, c’est un meurtre dont il s’agit. Ses arguments s’appuient notamment sur un rapport balistique. Ils convainquent le juge. Le procès d’assises se rapproche.

Pour la première fois, Pierre Riga s’exprime publiquement : "À aucun moment, pas une seconde, je n’ai eu la volonté ou l’intention de tirer sur Nicolas, dit-il. Ce coup de feu que je voulais dissuasif a tourné au drame en raison de la peur et de l’angoisse qui m’habitaient à ce moment-là. Je me sens responsable de ce drame, j’assumerai les conséquences de mon geste et me soumettrai au verdict".

La famille Riga versera, via les avocats, une somme de 750 000 FB (18 750 euros) à la famille de Nicolas. "Je n’ai jamais pensé acheter leur silence, dira l’épouse de Pierre Riga. Simplement, je ne pouvais pas les laisser avec des frais à charge qui nous incombaient".

En septembre 2000, le dossier est soumis à la chambre des mises en accusation avant un éventuel renvoi devant les assises. La défense de Pierre Riga surprend. Après avoir soutenu pendant des mois les coups et blessures volontaires, elle évoque désormais un homicide involontaire. L’arme n’était pas la sienne, ou du moins pas l’habituelle, la détente était trop sensible et le coup serait parti tout seul, plaide la défense sans convaincre. C’est finalement de meurtre que l’agent de change doit répondre devant la cour d’assises en mai 2001.

Intention de tirer ou de tuer ?

Entouré de ses deux avocats, Pierre Riga entre dans la salle des assises de Nivelles l’air contrarié. Durant plusieurs minutes, il se laisse filmer, subit les flashs des photographes, sans un mot, sans un geste, résigné.

Les parents et les amis de Nicolas rejoignent à leur tour leurs places. Entre les deux parties, pas un regard mais bien une arme, le fusil de Pierre Riga qui a brisé la vie de Nicolas. Deux clans, deux thèses et au bout du compte, une seule vérité judiciaire. Pour Pierre Riga et sa défense, le mort de Nicolas est la conséquence d’un tir réflexe soit un stupide accident.

Pour les amis de la victime, témoins du drame, Pierre Riga pointait son arme vers les jeunes gens, le tir était précis. Nonante trois des cent trente six plombs contenus dans la cartouche ont atteint Nicolas en pleine tête. L’expert en balistique confirme un tir horizontal, "il est douteux, dit-il que Pierre Riga n’ait pas visé". Les compagnons du jeune homme démentent tout acte de vandalisme commis les jours précédents au chalet. "On a pêché une fois, on a fait un barbecue. Il est possible qu’on ait oublié quelques déchets mais en général, on faisait attention à préserver cet endroit joli", dit l’un d’entre eux. Ils affirment également qu’hormis une chaîne au sol, rouillée et enterrée, rien n’indiquait que l’accès était interdit.

"J’avais terriblement peur, j’étais aveuglé par ma colère", explique l’accusé devant la cour. L’homme raconte qu’il pensait avoir à faire à une bande de toxicomanes, délogée quelque temps auparavant d’une maison de Wavre. C’est ce que lui avait dit la police. "Ça m’inquiétait car mes enfants allaient passer beaucoup de temps là-bas pendant les vacances scolaires", poursuit-il.

Puis Pierre Riga s’adresse pour la première fois aux parents de Nicolas : "A aucun moment, je n’ai voulu tirer sur votre fils, je vous assure que ce n’est pas un meurtre", dit-il, avant de craquer. En larmes, il se tourne vers les siens "pardon à ceux qui autour de moi vivent un enfer au quotidien et merci à eux de m’avoir aidé", conclut-il.

Quelle était l’intention de Pierre Riga lorsqu’il prend son fusil et entre dans le bois ? Quelle était-elle lorsqu’il tire ? Vise-t-il Nicolas ? A-t-il conscience qu’il risque de le tuer ? Ces questions vont traverser le procès. Au cours des débats, Pierre Riga reconnaît l’intention de tirer. "Quand un chasseur tire, il épaule toujours. Mais le coup est parti trop tôt", précise-t-il. Mais a-t-il tout dit? Non selon l’un des experts en balistique. Celui-ci explique qu’on pointe une cible en mouvement en anticipant. "Ici, les tables de probabilité indiquent que la ligne de tir était dirigée vers la pommette de Nicolas. Et puis, ajoute-t-il, nous avons recherché des feuilles d’arbre percées sur la trajectoire du tir. Sans en trouver. La perspective était dégagée, semble-t-il". Son collègue en revanche n’exclut pas une hypersensibilité du fusil et une énorme malchance !

C’est sur une fraction de seconde correspondant à l’intention ou non de tuer que devront se prononcer les jurés.

Un tir mortel mais pas un meurtrier

Les avocats de la famille de Nicolas tirent à boulets rouges. "Quand on a peur, on fuit. Vous, monsieur Riga, vous retournez sur vos terres, la rage au ventre, mu par la colère de ne pouvoir imposer le respect de votre propriété... Pierre Riga s’est placé en connaissance de cause dans les conditions pour que se réalisent les automatismes impitoyables du chasseur avec au bout, la mort", affirme Me Moreau. Sa consœur énumère toutes les anomalies du dossier. On laisse à Pierre Riga la cartouche qu’il a en poche, on ne lui retire pas son GSM, sa prise de sang est effectuée de longues heures après les faits, etc. Tout cela force à penser qu’il y a bien eu un traitement préférentiel, un arrangement entre notables, dit-elle.

L’avocat général qui défend les intérêts de la société en revient à l’essentiel, le tir qui a tué. Selon lui, ce n’était pas un accident. "Pierre Riga a abattu Nicolas comme un vulgaire gibier... mais c’est un accident de parcours dans une vie droite et sans tâche". Cela s’appelle bien un meurtre, conclut-il. 
Pour cela, il faut "le désir de tuer, la volonté du résultat", répond Me Mayence à la défense. Ici, le coup de fusil est volontaire mais la conséquence ne l’est pas. C’est donc l’homicide involontaire qui doit être retenu.

"Quel que soit le verdict, je serai malheureux ma vie durant de ce qui est arrivé", ajoute Pierre Riga.

Après 3h45 de délibération, les jurés suivent une voie médiane : les coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort de Nicolas sans intention de la donner. Autrement dit, l’accusé n’est pas un meurtrier mais son tir n’était pas un accident.

Pierre Riga est condamné à 4 ans de prison ferme et un an avec sursis, une peine modérée et individualisée qui n’est ni une vengeance ni le résultat d’éventuelles protections. Ce sont 12 citoyens indépendants qui ont décidé en leur âme et conscience. Cette peine réconcilie, en partie du moins. Pour la première fois, à l’issue du procès, les avocats et les proches de Pierre Riga parlent aux parents de Nicolas. "Nicolas peut reposer en paix, c’est ce que je voulais", dit la mère du jeune homme. "C’est une peine juste", commente son père.

Un mois après la fin du procès, l’épouse de Pierre Riga entamera un combat pour le respect de la présomption d’innocence. Elle alertera sur les risques d’une justice populaire, immédiate et médiatique. Cette pseudo-justice a jugé "Riga assassin" sur les murs de l’église, elle a entouré sa propriété de pancartes agressives, elle a attaqué Mme Riga en justice pour non-assistance à personne en danger et a multiplié les intimidations sur un site internet... Et encore était-ce avant l’explosion des réseaux sociaux.

En décembre 2002, soit 18 mois tard, Pierre Riga est libéré sous bracelet électronique. Depuis lors, il est redevenu l’homme discret qu’il n’a jamais cessé d’être.
 

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