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Après 7 ans passés dans les prisons belges, il craint le pire: "Des Abrini et des Abdeslam, il y en a des dizaines en cellule"

Agacé d'entendre des discours politiques qu'il juge "risibles" à propos du radicalisme et des terroristes, un détenu en libération conditionnelle a décidé de livrer son sentiment. "Désolé de vous le dire, mais des Abdeslam et Abrini, il y en a plein en prison", considère le prisonnier qui s'inquiète de ce que deviendront ces "bombes à retardement", une fois libérées. Interrogé sur le sujet, un gardien également criminologue tempère ces propos alarmistes tout en dénonçant le manque "criant" de politique efficace.

"J'ai fait 7 ans de prison", entame Nadir (prénom d'emprunt) qui précise d'emblée ne pas avoir été incarcéré pour des faits de terrorisme. "J'ai fait des choses, disons... moins graves. Je n'en suis pas fier", dit-il par téléphone, sans révéler les délits ou crimes commis. Mais si le prisonnier nous a joints anonymement via notre page Alertez-nous, ce n'est pas pour parler de lui, mais bien pour dénoncer une situation qui l'inquiète. "Quand je regarde la télé, quand j'entends des journalistes et surtout des hommes politiques, j'ai envie de péter de rire, lance Nadir. Je suis désolé de vous le dire, mais des Abdeslam et Abrini (tous deux soupçonnés d'avoir eu un rôle dans les attentats de Paris, ndlr), y en a des dizaines dans les prisons!".

Les propos de ce détenu soulèvent de nombreuses questions:

A supposer qu'il dise vrai, qui sont ces radicaux en prison?

Sont-ils des "returnees" (des personnes de retour de Syrie ou ayant été séduites par l'organisation terroriste Etat islamique, ndlr)?

Combien sont-ils et comment sont-ils encadrés?

S'ils dissimulent leurs intentions ou leur idéologie radicale, comment la prison peut-elle agir?

RTLinfo a tenté d'y voir plus clair.


La Belgique ignore combien de détenus sont radicalisés

Les propos de ce détenu sont-ils crédibles? Pour le savoir, nous avons soumis le témoignage de Nadir à Philippe Massay, gardien de prison et criminologue (ULg) ayant approfondi le phénomène du terrorisme dans deux universités étrangères. D'emblée, le spécialiste tempère: "Les déclarations de ce détenu, tout comme les miennes, sont le fruit d'observations parcellaires", dit-il.

Mais se pourrait-il qu'il y ait "des dizaines d'Abrini en prison", comme le prétend Nadir? "Il est impossible de le dire car, contrairement à la France qui a évalué à 14% la part de détenus radicalisés en prison, la Belgique n'a pas mis en place de dispositif d'évaluation de la radicalisation. Dès lors, l'idée que l'on a du nombre de radicalisés emprisonnés en Belgique est non scientifique". De son côté, la direction générale des établissements pénitentiaires confirme qu'aucun chiffre sur le nombre de détenus radicalisés n'est disponible. "Le nombre exact n'est pas connu", admet Kathleen Van de Vijver, porte-parole.


Le syndicaliste: "D'abord, c'est quoi un radicalisé? Nous ne sommes pas formés contre cela"

D'un côté, nous avons donc un témoin qui estime qu'il y a "des dizaines de radicalisés en prison" et d'un autre, un gardien qui en a côtoyés, et qui relativise: "Moi, je pense que des détenus du type Abrini ou Abdeslam, il n'y en a pas tant que ça en prison, estime Philippe Massay. En revanche, il y a beaucoup de gens qu'on classe assez rapidement dans la case "radicalisé" ou "susceptible de prosélytisme" sans qu'on ait les bonnes clés pour décoder ça". Et pour cause: les gardiens des sections classiques des prisons ont peu d'outils pour détecter le radicalisme. Philippe Massay va plus loin: "Les agents ne sont pas formés pour détecter les signes de radicalisation, alors qu'ils sont chargés de rédiger des rapports à propos de personnes qualifiés de "prosélytes" ou "radicales", voire de détecter ces gens-là. Rien que cela, c'est de la rigolade, à supposer que l'on puisse en rire". Dès lors, des accoutrements (une longue barbe, par exemple) ou une profusion de livres sur l'islam dans une cellule, peuvent parfois être interprétés (à tort ou à raison) comme des signes de radicalisation.

"Déjà, une personne radicalisée, ça veut dire quoi?, interroge Michel Jacobs, secrétaire fédéral CGSP prison. Les experts sont-ils d'accord entre eux? Si on parle d'une personne ayant une vision restrictive et archaïque de la religion, alors, il n'y a pas que les musulmans à surveiller, vous savez".


Nadir aurait été entouré d'hommes ayant "égorgé et décapité des gens en Syrie"

Nadir, lui, décrit les nouveaux profils ayant fait leur apparition derrière les barreaux. "Dernièrement, j'étais en détention avec beaucoup de personnes qui s'étaient radicalisées ou qui rentraient de Syrie, relate-t-il. Ils disent avoir égorgé ou décapité des gens". "Il faut être prudent avec les attitudes revendicatrices extrêmes, avertit Philippe Massay. Qu'il y en ait qui l'aient fait, c'est probable, voire certain, mais soyons prudents: affirmer de telles choses, c'est aussi une façon pour eux d'exister".


Le criminologue: "Ce qui est fait au niveau des prisons est inexistant"

Qu'ils exagèrent ou non leurs agissements, les détenus qui semblent radicalisés sont-ils encadrés? Et avant d'en arriver là, comment sont-ils repérés par le personnel de prison?

D'après la porte-parole de la direction générale des établissements pénitentiaires, des entretiens sont menés au sein des prisons pour effectuer un "screening" des profils jugés suspects et prévoir un accompagnement éventuel, en fonction du risque qu'ils représentent. "Grâce à de nouvelles formations et nouveaux outils, le personnel de prison sait ce qu'il doit observer", affirme Kathleen Van de Vijver.

Les hommes de terrains, eux, doutent de ce dispositif. "C'est vrai, des moyens de détection ont été mis en place, mais ils sont peu ou pas efficaces voire risibles quand on les examine et qu'on a une formation un tant soit peu scientifique, estime Philippe Massay. Il y a beaucoup d'effets d'annonce. On est dans un climat fortement émotionnel, le politique tente de calmer le jeu. Ce qui est fait au niveau des prisons classiques, c'est-à-dire celles qui n'ont pas d'ailes spécialisées, est inexistant".


En Belgique, seuls 7 détenus très radicalisés sont dans une aile spécialisée

Car les ailes spécialisées existent. Elles sont censées accueillir les détenus considérés comme comportant un risque trop élevé de radicalisation (c'est-à-dire qui risquent d'influencer les autres sur le chemin de la radicalisation ou tentent de le faire). Ces deux sections spécialisées ont été créées à Ittre et Hasselt. Elles comportent un total de 40 places, qui ne sont pas remplies pour l'instant. "Sur les 40 places disponibles, seules 7 sont occupées (4 détenus sont à Hasselt et 3 à Ittre, ndlr)", comptabilise Kathleen Van de Vijver.

De plus, cinq autres établissements bénéficient d'équipes mobiles jouant un rôle d'expert (un duo formé d'un psychologue et d'un assistant social).


Les formations des agents valent-elles quelque chose?

Quel regard Philippe Massay porte-t-il sur les formations données aux agents travaillant dans les ailes spécialisées? Le gardien n'a pas suivi cette formation, mais son cursus universitaire poussé lui permet d'exprimer une réserve. "Si la formation est de quelques semaines, c'est trop court, estime-t-il. Moi, ça fait presque 3 ans que je me penche sur le problème, j'ai étudié ça avant les attentats de Bruxelles et de Paris, j'ai fait deux certificats universitaires sur le terrorisme et je ne me qualifierai pas de spécialiste. Donc soyons prudents avec ces formations".


Selon Nadir, c'est inutile: "Les radicaux dissimulent leurs opinions et passent inaperçus"

Pour Nadir, toutes ces dispositions sont insuffisantes. Pour la simple et bonne raison que les détenus radicaux dissimuleraient leurs intentions: ils passeraient donc inaperçus.

"Ils se font discrets, considère le témoin. Ils ne parlent pas à n'importe qui. Ils ne se livrent pas aux autres détenus qui risqueraient d'alerter la direction ou des membres du personnel de la prison de leur extrémisme". Alors comment reconnaître les radicaux? "La détection peut se faire par le dialogue, des contacts prolongés, considère Philippe Massay. C'est là qu'on peut percevoir le danger que représente une personne".


Le barbu aux vêtements islamiques? "De la foutaise!"

Dans le même ordre d'idées, l'image du profil type du "barbu aux longs vêtements islamiques" souvent véhiculée dans les médias, n'es pas du tout conforme à la réalité, estime le détenu. "Ils ne sont pas du tout comme cela, c'est de la foutaise, décrit le jeune homme.

Philippe Massay confirme: "Si on doit dresser un profil, c'est effectivement celui-là: des détenus très respectueux qui vivent leur religion de manière discrète, sans se faire remarquer. Si je suis un espion, je ne vais pas me balader avec une pancarte l'indiquant, ça semble logique. Les comportements ultra radicaux d'un point de vue vestimentaire sont facilement détectables. Il faut donc se couler dans un moule pour passer inaperçu. La barbe, etc., c'est complètement dépassé".


"Ça ne m'intéresse pas d'aller tuer des innocents, ce dont j'ai envie, c'est de fonder une famille"

D'après Nadir, les détenus radicaux se mélangent aux autres et tentent bel et bien d'influencer les autres prisonniers. "Ils sont avec nous au préau, ils marchent avec nous, décrit le détenu. Ils influencent d'autres détenus et lavent le cerveau de certains. Beaucoup d'agents le savent et ont mis la direction au courant, mais il me semble que rien n'est fait. J'entends dans les médias qu'on les met à part, mais c'est faux".

Quelle est l'ambiance en prison en présence de ces personnes? Comment les relations se déroulent-elles entre ces prisonniers et les gardiens? Le détenu donne sa version des faits. "Ça se passait bien, ils n'étaient pas méchants, vulgaires ou agressifs, décrit le témoin. Ils avaient plutôt tendance à adopter un comportement droit, respectueux envers les agents, les détenus et la direction".

Nadir affirme avoir été approché, à plusieurs reprises, par ces extrémistes. "Ces gens essayaient de me convaincre d'aller en Palestine, en Syrie, en Irak, moi, ça ne m'intéresse pas d'aller tuer des innocents et d'aller combattre pour une cause qui n'existe pas", estime le détenu, qui précise qu'"avant de faire le djihad sur le terrain, il faut le faire avec soi-même. Le djihad, c'est dans la vie de tous les jours qu'on le mène, en étant respectueux des autres".

Comment Nadir a-t-il géré ces approches? "Je ne suis pas faible, déclare-t-il. J'ai fait des conneries, j'ai craqué, mais concernant certains sujets, je ne suis pas faible. J'ai discuté avec beaucoup de gens qui ont coupé des têtes en Syrie: ces gens-là partent alors qu'ils ne connaissent rien du tout. Moi, j'ai envie de fonder une famille. Ce qui m'intéresse c'est aller de l'avant, pas aller combattre".  


Les radicalisés restent entre eux: n'est-ce pas dangereux?

Les détenus qui sont envoyés en sections spéciales à Ittre et Hasselt "n'ont aucun contact avec les autres détenus et sont donc isolés du reste de la population carcérale", affime Kathleen Van de Vijver, porte-parole de la direction générale des établissements pénitentiaires. "C'est une illusion, tranche Philippe Massay. Nemmouche et Abdeslam ont pu communiquer ensemble à Bruges, une prison de haute sécurité. C'est bien la preuve qu'ils y parviennent".

Dans les ailes spécialisées, les détenus radicalisés passent du temps les uns avec les autres: "Ils peuvent aller au préau ensemble ou faire du sport. Mais les seuls détenus qu'ils côtoient sont ceux de leur section spécialisée". Les "radicaux" restent donc entre eux. N'est-ce pas dangereux? "Non, c'est un choix, répond la porte-parole. Le danger est qu'ils influencent les autres".

Mais qu'en est-il du risque qu'ils représentent en tant que tel? En effet, on ne peut pas exclure qu'ils profitent de cette mise en relation pour s'enfoncer encore plus dans la violence ou qu'ils se radicalisent davantage ensemble. "Non, car ils sont bien plus suivis encore dans ces sections spécialisée qu'ailleurs. Dès qu'ils font quelque chose de mal, on peut changer le régime", rétorque la porte-parole.

Le gardien criminologue n'est pas d'accord. En effet, rien ne dit que ce système est efficace. "C'est un choix du SPF Justice de les regrouper. Il n'y a aucune étude scientifique qui montre que c'est une bonne chose". Le criminologue cite d'autres techniques: "Par exemple, la "dilution" d'un radicalisé au travers d'une masse de détenus. Car les détenus condamnés pour faits de terrorisme ne sont pas forcément ceux qui attirent le plus de sympathie. Donc, ils peuvent finir par se couler dans un moule moins radical que celui dans lequel ils étaient au départ". Le gardien dénonce le manque de réflexion. "On est parti à l'aveugle. On dit au gens "on fait quelque chose", mais tant qu'on n'évalue ce que l'on fait, on sera dans le noir".


Nadir est inquiet: "Que vont devenir ces bombes à retardement?"

Nadir se dit inquiet. Selon lui "on ne fait rien avec ces bombes à retardement qui vont sortir de prison dans quelques semaines, mois ou années". Pourtant, ces personnes sont suivies. "Chaque détenu bénéficie d’un parcours de détention sur mesure", précise le rapport de la direction des établissements pénitentiaires. En ce qui concerne la réintégration en prison des détenus étant passés par les sections spéciales, un accompagnement spécifique se poursuit par la suite également. "Parallèlement, les garanties nécessaires sont prises afin de prévenir ou de limiter au maximum l’impact négatif de ce groupe sur les autres détenus, ainsi que les effets indésirables que peuvent produire de telles sections".


Nadir sait qu'il a évité le piège des radicaux

Après sept ans d'emprisonnement au cours desquels il dit avoir été confronté à des extrémistes qu'il considère comme dangereux, Nadir a une ambition: s'en sortir. "Maintenant, le plus difficile est de trouver du boulot, reconnaît-il. C'était déjà difficile avant, mais là, avec le climat de suspicion dans lequel on vit, c'est encore moins évident. Il faut persévérer, s'accrocher, aller de l'avant". Le jeune homme est conscient d'avoir échappé au piège tendu par les radicaux dont il a croisé le chemin. "Je ne suis pas du genre à tomber dans ce genre de filet ou à écouter les personnes qui veulent vous laver le cerveau, estime-t-il. Mais ça, c'est un travail de longue haleine".

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