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Notre grand reporter Jean-Pierre Martin et notre reporter cameraman Denis Caudron reviennent de Syrie et d'Irak, à la limite du territoire de l'organisation terroriste Etat islamique, où ils ont tourné une série de reportages exclusifs. Cette expérience les a bouleversés: "Je ne m'en remets pas, confie notre journaliste. Je n'en sors pas indemne".
Jean-Pierre Martin et Denis Caudron rentrent profondément marqués par le voyage de sept jours qu'ils viennent d'effectuer en Irak et en Syrie. A bientôt 60 ans, Jean-Pierre a visité plusieurs fois des zones de guerre: le Liban en 88, l'extermination des Tutsis au Rwanda en 94, notamment. Mais pour lui, ce voyage en Syrie et en Irak, c'est du jamais vu: "En 33 ans de carrière, je n'avais jamais vu ça, nous confie-t-il à son retour. J'ai vu des régions en ruines et le désespoir d'une population. En particulier de ces minorités chrétiennes que l'organisation Etat islamique a voulu rayer de cette région du monde".
Denis, 28 ans, travaille depuis 6 ans en tant que cameraman, dont 4 chez RTL. Il est jeune, et pourtant, il a déjà été confronté à des tournages particulièrement éprouvants: les Philippines en 2011, ruinées par le typhon Haiyan, l'Ukraine en 2013 après les violentes protestations à Kiev et une première mission en Irak l'an passé. "Partir du jour au lendemain dans un pays en guerre, c'est d'une part exercer notre métier, c'est-à-dire tenter de comprendre le monde qui nous entoure et faire partager notre apprentissage, estime Denis Caudron. D'autre part, s'y rendre, c'est sentir les choses personnellement, les vivre et développer un réel avis par rapport à ça". "Etre projeté en début de carrière et déjà faire ça, c'est exceptionnel, considère Jean-Pierre Martin. Et ce n'est pas à la portée de tout le monde".
Sur cette photo, Jean-Pierre Martin et Denis Caudron apparaissent sur la ligne de front kurde. La nuit suivante, quatorze attaques suicides revendiquées par l'organisation Etat islamique se sont produites dans cette zone.
Ce duo intergénérationnel a accepté de nous parler de leur voyage. Voici le compte-rendu de l'interview.
RTLinfo: Dans quel état d'esprit êtes-vous juste après votre retour?
Jean-Pierre Martin: Je ne m'en remets pas. Je n'en sors pas indemne. Je suis bouleversé et triste. Vous savez, on ne s'y habitue jamais à ce genre de voyages. Et heureusement d'ailleurs. Le but est de faire comprendre et de partager une émotion. Peut-être que cela servira à être plus indulgent à l'égard de ces populations issues de ces pays qui sont en souffrance.
Denis Caurdon: J'étais extrêmement triste en partant de Syrie. Je voulais rester. J'ai vu que la guerre était dramatique, mais j'ai aussi vécu une vraie aventure humaine. J'ai vu des gens qui subissent la guerre et l'horreur mais qui tissent des liens très forts. Des valeurs humaines fondamentales ressortent de façon très puissante.
RTLinfo: Quelle situation vous a particulièrement marqués?
Denis Caudron: Etre en permanence avec une dizaine de soldats autour de soi, ça marque. Je retiens aussi ces rencontres avec les groupes de combattantes syriennes. Je me souviens de cette trentaine de femmes qui se battent ensemble contre l'organisation Etat islamique: la plupart avaient entre 15 et 22 ans. C'est une moyenne d'âge très jeune. C'est incroyable de voir des gamines de 15 ans avec une kalachnikov à la main, prêtes à combattre.
Jean-Pierre Martin: J'ai été profondément marqué par notre visite aux Monts Sinjar, en Irak. C'était le berceau de ces minorités yézédies, totalement persécutées par l'organisation terroriste Etat islamique. Il ne reste rien. Tout est détruit. J'étais effondré, je n'avais jamais vu ça de ma vie. Ces personnes ont été prises au piège en 2014, la plupart ont perdu la vie, un certain nombre a pu fuir avec l'aide des Kurdes de Syrie et d'Irak.
Denis Caudron: Tout est détruit, il n'y a plus personne, c'est pratiquement désert. On peut voir à des kilomètres à la ronde car il n'y a plus aucun bâtiment debout, la ville est rayée, c'est un tas de gravats. C'est vraiment la démonstration de la destruction pure et simple. Le sentiment qui nous habite quand on traverse cette région, c'est de regarder ses chaussures car le terrain est miné. On ressent le stress de tomber sur une mine.
Jean-Pierre Martin: C'est vrai, on ne peut pas quitter l'asphalte, il faut éviter de marcher sur la terre car ça peut être un piège. Les terroristes perdent du terrain. Ils n'ont plus que ces stratégies: poser des mines et faire des attentats kamikazes.
RTLinfo: Certains de vos témoignages sur Facebook transmettent une émotion forte vécue lors de ce voyage.
Jean-Pierre Martin: Oui, le dernier jour j'ai pleuré. Une petite fille s'accrochait à nous parce qu'elle voulait partir en Europe. Plusieurs membres de sa famille étaient morts lors de la traversée de la Méditerranée pour rejoindre nos frontières. Ils n'en peuvent plus de vivre dans des camps, dans la boue.
RTLinfo: Concrètement, en combien de temps avez-vous préparé le voyage et comment? Quels contacts aviez-vous?
Jean-Pierre Martin: Ce sont des mois de préparation. J'ai organisé ce voyage avec Christophe Lamfallussy, un confrère de la Libre Belgique et le comité belge de soutien aux Chrétiens d'Orient. Ce sont des Belges dont les parents ou grands-parents sont nés dans la région actuellement en guerre, qui organisent depuis un an de l'aide concrète vers les familles chrétiennes qui sont encore sur place.
Denis Caudron: Les dix jours de préparation dont j'ai disposés sont compliqués: on ne sait jamais comment se préparer quand on part vers ce genre de destinations. Tout simplement parce qu'on imagine les pires scenarios. Une fois sur place, on est très attentifs les premiers jours, puis on finit par distinguer les risques réels du stress psychologique. On avance, on construit nos sujets, on finit par se détendre et ensuite, on n'a plus envie de partir.
RTLinfo: Comment avez-vous atteint la limite du territoire contrôlé par l'organisation Etat islamique?
Jean-Pierre Martin: Nous sommes d'abord arrivés en Irak, dans la ville d'Erbil, la capitale de la zone autonome du Kurdistan irakien. Nous étions, là, à moins de 60 km du "califat islamique". C'est étonnant comme zone car il y a de grands centres commerciaux, avec des marques de vêtements très connues. C'est une ville qui pousse de tous les côtés: il y a plusieurs puits de pétrole. Puis, nous sommes montés vers la frontière syro-irako-turque, et là, nous avons franchi le fleuve Tigre. Nous avons été pris en charge par une milice chrétienne, alliée des combattants kurdes de Syrie et du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, ndlr). Nous avons donc commencé par la Syrie: je voulais qu'on passe le plus difficile d'abord. Puis, nous sommes descendus vers l'Irak, en passant les villages détruits et minés.
RTLinfo: Une fois sur place, à qui se fier?
Jean-Pierre Martin: Personne parmi nous ne connaissait bien cette partie Est et Nord-Est de la Syrie, qui est surtout le sanctuaire de l'organisation terroriste Etat islamique, donc c'était compliqué. Sachant qu'en Irak ce sont les Kurdes qui se battent sur le terrain contre ces terroristes et qu'en Syrie, ce sont aussi des Kurdes, mais qu'ils ne s'entendent pas. En d'autres termes, nous sommes partis à l'aveugle. Ce n'est pas facile, car nous ne pouvions pas avoir une totale confiance dans nos interlocuteurs. En Syrie, on ne sait pas à qui on a affaire: les hommes de Bachar al-Assad (le président syrien, ndlr), les infiltrés de l'organisation Etat islamique, les Turcs, les Kurdes?
RTLinfo: Comment vous débrouilliez-vous sur place, aviez-vous l'aide d'un traducteur?
Jean-Pierre Martin: Oui, quatre Belges du comité ont fait le déplacement avec nous. Ils parlent syriaque, la langue de la minorité chrétienne d'Irak et de Syrie et parlent kurde également. Christophe Lamfallussy, notre confrère, était aussi du voyage ainsi que Georges Dallemagne, non pas comme député, mais en tant qu'ancien membre de Médecins sans frontières.
RTLinfo: Ce voyage fait-il porter un autre regard sur les migrants qui arrivent en Europe?
Jean-Pierre Martin: Certainement. Si tous les citoyens allaient là-bas, ils comprendraient la détresse... C'est une détresse sans nom. On ne sait même pas mettre de qualificatif.
Denis Caudron: Je pense que ce voyage démontre que tous les gens qui disent qu'une partie des migrants syriens ou irakiens sont le fruit d'une migration économique se trompent. On est dans un contexte où seuls les plus riches parviennent à s'enfuir. La classe moyenne parvient difficilement à vivre dans des camps au Liban par exemple où les conditions de vie sont dramatiques. Quant aux personnes les plus démunies, elles sont forcées de rester car elles n'ont pas les moyens de partir. Ces personnes-là sont coincées et connaissent la faim et la misère totale.
Ce lundi, dans le RTLinfo 19h, découvrez le reportage de Jean-Pierre Martin et Denis Caudron, à propos de l'enfer syrien.