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Vingt ans d'attente pour un jugement. Parfois plus. Ou jamais... Faute de moyens et à cause d'une procédure désuète héritée de l'Empire britannique, la justice est souvent rendue avec d'interminables retards en Inde, au détriment des victimes.
Le calvaire de Sonia (prénom modifié pour protéger l'anonymat) a duré trente-deux ans.
Ligotée, bâillonnée et violée en 1992 alors qu'elle n'avait que 20 ans, cette femme n'a eu le soulagement de voir ses six agresseurs condamnés à la réclusion à perpétuité qu'en août dernier, au terme d'un épuisant chemin de croix judiciaire.
"Mon cœur saigne encore", confie Sonia, de son domicile du Rajasthan (nord-ouest). "Aucune femme ne devrait vivre ce que j'ai vécu".
C'est le ministère de la Justice qui le dit, les armoires des tribunaux du pays le plus peuplé de la planète débordent de 533.000 dossiers ouverts entre vingt et trente ans plus tôt, et près de 3.000 depuis au moins 50 ans.
L'an dernier, la Cour suprême, plus haute instance judiciaire du pays, s'était elle-même alarmée de toutes ces victimes "désabusées que la justice avance à la vitesse d'un escargot".
Contre toute attente, Sonia a fini par obtenir satisfaction. Mais au prix de quelle patience.
- "Traumatisme" -
Des avocats ont fait traîner la procédure en obtenant le renvoi du procès à chaque arrestation d'un membre du gang dont elle a été victime.
Puis, au fil des ans, ces mêmes avocats ont changé, des preuves ont été réexaminées et les victimes réinterrogées, encore et encore.
Un des procureurs en charge du dossier, Virendra Singh Rathore, regrette le "traumatisme" imposé aux victimes. "Elles nous demandaient pourquoi on les ennuyait sans arrêt, pourquoi les accusés n'étaient pas punis", se souvient-il.
Le magistrat en est persuadé, leur vie auraient été moins affectée si la justice avait été moins lente.
"D'autres victimes qui ont subi le même type de crimes auraient pu se manifester", insiste Virendra Singh Rathore.
Conscient de ces critiques, le ministère de la Justice a ordonné aux tribunaux de ressortir de leurs cartons les dossiers les plus anciens et de juger en priorité "les crimes et délits de haine".
Mais le stock des affaires en souffrance est écrasant: au moins 44 millions.
A la vitesse actuelle de la procédure, ce gigantesque embouteillage judiciaire pourrait prendre des décennies, voire des siècles, à se résorber. D'autant que le flux des nouvelles plaintes ne se tarit pas.
Les professionnels de la justice en ont largement identifié les causes.
Le code de procédure relève d'un autre siècle, celui du "Raj" britannique, l'informatique tarde à se généraliser dans les prétoires et la pénurie de magistrats est criante: ils ne sont que 21 pour un million d'habitants en moyenne.
- "Saga sans fin" -
L'avocate Mishika Singh, qui a fondé à New Delhi une association pour faciliter l'accès des plus démunis à la justice, avertit désormais tous ses clients de la "surcharge" du système.
"Nous leur disons très clairement qu'il faut compter un ou deux ans pour un décision conservatoire, trois à quatre ans pour un jugement", dit-elle.
Mais souvent beaucoup plus, enragent de nombreuses victimes.
Ainsi Neelam Krishnamoorthy, qui a perdu ses deux enfants de 13 et 17 ans en 1997, dans l'incendie d'un cinéma de New Delhi qui a fait 59 morts.
Après une féroce bataille, les deux propriétaires de l'établissement ont écopé de deux ans de prison... dix ans plus tard. En appel, leur condamnation a été réduite à une simple amende.
Dans un autre procès où ils étaient poursuivis pour avoir détruit des preuves, ils ont été punis de sept ans de prison en 2021. Mais en juillet dernier, un tribunal les a libérés en raison de leur grand âge.
Vingt-sept ans après les faits, Neelam Krishnamoorthy a fait appel et continue à batailler.
"Quand j'ai porté plainte la première fois, je croyais que la justice fonctionnait comme au cinéma: tu vas au tribunal et après quatre ou cinq audiences, une décision tombe", souligne la mère de famille. "Ce fut un choc, c'est plutôt une saga sans fin".
Les magistrats "n'agissent que lorsque l'affaire a un retentissement public", résume-t-elle, amère. "Mais les victimes comme nous n'ont-elles pas besoin elles aussi que justice soit rendue ?"