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Au Kenya, des gardes du géant américain Del Monte accusés d'agressions, de viols et de meurtres

"Les instructions étaient très claires: lorsque vous voyez un voleur, vous le poursuivez jusqu'à l'arrêter et vous le tabassez brutalement", affirme Daniel Kamau Wainaina, ancien garde sur une plantation d'ananas au Kenya du géant de l'agroalimentaire Del Monte.

Des gardes de Del Monte sont accusés de nombreuses agressions, viols et meurtres, selon des témoignages recueillis par l'AFP.

Del Monte se défend en qualifiant ces accusations d'"allégations" et qu'il ne s'agit "rien de plus que de campagnes de désinformation de la part des plaignants et des médias".

Une plainte a été déposée devant la Haute Cour du Kenya en décembre contre Del Monte, représentant 10 plaignants qui affirment qu'eux-mêmes ou leurs proches ont été agressés par des gardes, employés par le géant américain. Deux ONG se sont également jointes à la plainte.

- Vols quotidiens -

Les dernières accusations remontent à décembre après que quatre corps ont été retrouvés dans une rivière près d'une plantation de 40 km2 située à Thika, à une quarantaine de kilomètres au nord de la capitale Nairobi. La police kényane a annoncé l'ouverture d'une enquête.

L'entreprise américaine, qui emploie quelque 6.000 personnes au Kenya et dont les ventes mondiales s'élèvent à plus de 4 milliards de dollars (3,6 milliards d'euros), est accusée depuis des années par des ONG d'abus des droits humains dans ce pays d'Afrique de l'Est.

Dans un communiqué, assurant "coopérer avec les autorités kényanes", elle affirme que sur les images de vidéosurveillance, les quatre hommes étaient en train de "voler des ananas" sur la plantation.

Ces images "ne montrent aucune faute de la part de Del Monte, mais montrent plutôt les voleurs s'enfuyant vers la rivière, après avoir laissé tomber les sacs d'ananas volés, tentant d'échapper aux gardes de sécurité", explique-t-elle, dénonçant un "crime organisé, principalement autour des vols d'ananas, (qui) devient endémique dans la région".

Les vols sont quotidiens sur la plantation: à l'heure de la rotation des gardes, vers 13H00, de nombreux jeunes se rendent, à pieds ou à moto, sur la plantation et en ressortent avec des sacs remplis d'ananas, a constaté l'AFP à deux reprises.

Le jeudi 21 décembre, cette routine a viré au drame.

Présent sur la plantation pour voler des ananas avec d'autres personnes, Buddy (le prénom a été changé à la demande de l'intéressé pour des raisons de sécurité) affirme avoir assisté au tabassage des quatre hommes dont les corps seront retrouvés quelques jours plus tard dans la rivière.

"Les gardes nous ont tendu une embuscade et ont commencé à nous crier dessus. Lorsqu'ils nous ont rattrapés, ils ont commencé à nous frapper avec des barres de métal et des bâtons tout en nous dirigeant vers la rivière", affirme le jeune homme d'une vingtaine d'années.

Buddy poursuit qu'il parvient à se cacher dans "un buisson" et raconte que les quatre hommes "ont été très violemment tabassés": "Après, il semble que les gardes pensaient qu'ils étaient morts. Pour cacher les preuves, ils ont jeté leurs corps dans la rivière".

Une deuxième personne, Ras, qui a aussi requis l'anonymat, affirme également avoir été témoin de la scène alors qu'il participait aux larcins. Il fait un déroulé similaire des évènements.

Deux corps seront retrouvés près de la plantation le 24 décembre, les deux autres le lendemain. Sur des vidéos consultées par l'AFP, transmises par un membre de l'ONG Kagama présent sur les lieux au moment de la découverte le 24 décembre, le visage d'une des quatre victimes apparaît tuméfié, du sang sortant du nez et de la bouche.

- "Allégations" -

Contactée à plusieurs reprises, Del Monte n'a pas souhaité accorder un entretien à l'AFP, préférant réagir par un communiqué dans lequel l'entreprise évoque des "allégations".

"Selon les rapports d'autopsie, les individus sont morts par noyade et il n'y avait aucune indication d'acte criminel", soutient le géant de l'agroalimentaire.

L'AFP a eu accès à l'une des autopsies, qui, si elle conclut à une "noyade", mentionne également "plusieurs ecchymoses s'étendant jusqu'au visage".

Selon un enquêteur, qui a requis l'anonymat, de la Commission nationale des Droits de l'Homme du Kenya (KNCHR), organisme officiel mais indépendant, les gardes ont "amélioré leurs techniques" : "Avant, ils battaient à mort, avant de jeter les corps dans la rivière. Maintenant ils les tabassent et jettent les personnes dans l'eau encore en vie, mais trop faibles pour nager, pour que les autopsies puissent conclure à des noyades".

"Nos enquêtes préliminaires révèlent, au-delà de tout doute raisonnable, que les quatre hommes ont été attaqués avant d'être noyés de force", avait même déclaré Kamanda Mucheke, haut responsable du KNHCR, cité fin décembre par le journal Daily Nation.

Dans une enquête conjointe, le journal The Guardian et l'ONG britannique Bureau of Investigative Journalism évoquaient en juin "des allégations de six meurtres au cours de la dernière décennie par des gardes dans la vaste plantation d'ananas de Del Monte". Des chiffres qui ne prennent pas en compte les quatre cas de décembre.

Daniel Kamau Wainaina a travaillé pendant 25 ans pour Del Monte, en grande partie en tant que garde. L'homme de 58 ans, qui affirme à l'AFP avoir passé à tabac des voleurs d'ananas, a été licencié en 2016, accusé de vol, qu'il dément.

"Nous recevions des ordres d’en haut pour tabasser (...) Sinon nous étions menacés d'être licenciés", soutient-il.

Gerald Njoroge Mwangi a de son côté exercé en tant que garde sur la plantation entre 2010 et 2019. S'il soutient de son côté n'avoir jamais frappé, il dit avoir "assisté à de nombreux passages à tabac". "Nous ne sommes pas formés pour gérer les voleurs", avance-t-il.

En 2019, cinq gardes de Del Monte ont été poursuivis pour la mort de Bernard Murigi Wanginye, un ouvrier de 26 ans, qui était allé dans la plantation pour voler des ananas. Les cinq accusés, qui ont plaidé non coupable et ont été licenciés par Del Monte, n'ont toujours pas été jugés.

- "Impunité" -

Après la publication de l'enquête du Guardian et du Bureau of Investigative Journalism, le géant britannique des supermarchés Tesco a annoncé en juin la suspension de son approvisionnement en ananas produits par Del Monte au Kenya, décision toujours en cours, précise l'entreprise à l'AFP.

La chaîne britannique de supermarchés Waitrose a pris la décision "de ne plus vendre d'ananas de la plantation Del Monte au Kenya" depuis septembre dernier à la suite des accusations d'abus des droits humains.

Dans la plainte déposée en décembre, des plaignants accusent les gardes d'avoir battu à mort des personnes accusées de vol, de les avoir noyées dans des retenues d'eau ou jetées dans la rivière voisine.

"Le problème est que très peu de mesures ont été prises contre le personnel de sécurité de Del Monte", assure à l'AFP l'avocat Mbiyu Kamau, à l'origine de la plainte, tout en dénonçant "l'impunité" dont bénéficierait l'entreprise.

Dans sa réponse transmise à l'AFP, Del Monte affirme rechercher "constamment les domaines dans lesquels nous pouvons nous améliorer", assure le géant de l'agroalimentaire, affirmant être engagé "en faveur des droits humains".

"Nous sommes impatients de répondre aux allégations qui ont été portées contre nous et contre d'autres, y compris le gouvernement kényan, devant les tribunaux kényans, et nous attendons avec impatience l'opportunité pour toutes les parties de présenter publiquement des preuves et sommes convaincus que ces procédures révéleront que les allégations ne sont rien d'autre que des campagnes de désinformation menées par les plaignants et les médias", se défend l'entreprise.

Ni le gouverneur local, ni la police du comté ou le ministère de la Justice n'ont donné suite aux sollicitations de l'AFP.

- "Brutal et systémique" -

Dans les villages autour de la plantation, plusieurs personnes rencontrées par l'AFP affirment avoir été victimes de violences de la part des gardes de Del Monte.

Parmi eux, Simon Kamau Wamaitha. En octobre 2020, ce chauffeur de boda-boda (moto taxi) est, selon lui, arrêté par des gardes de Del Monte alors qu'il traversait sur une route publique la plantation avec un sac rempli de charbon.

Les gardes pensent qu'il vient de voler des ananas. "Sept gardes se sont jetés sur moi, m'ont frappé et ont lâché les chiens sur moi, avant de me laisser pour mort", témoigne l'homme de 33 ans, qui a eu le bout du nez arraché dans cet incident. Il dit avoir l'intention de se joindre à la plainte déposée contre Del Monte.

Brigitte (le prénom a été changé à la demande de l'intéressée) affirme de son côté avoir été violée par trois gardes sur la plantation en 2002, alors qu'elle n'avait que 12 ans.

Elle s'était rendue sur la plantation avec sa mère pour ramasser du bois. "Ils m'ont demandé de me déshabiller, j'ai refusé. Ils m'ont déshabillée de force, m'ont allongée par terre et m'ont violée à tour de rôle", raconte-t-elle.

Elle affirme qu'elle n'a jamais parlé à son mari du viol dont elle témoigne, en raison de la honte qu'elle ressent, mais qu'elle a demandé réparations à Del Monte, sans déposer plainte.

Le cabinet d'avocats britanniques Leigh Day représente 134 personnes qui affirment avoir été victimes d'abus, dont cinq viols, de la part des gardes de Del Monte, certaines remontant à 2013.

"Les allégations de violations des droits humains par les gardes de sécurité de Del Monte au Kenya indiquent un modus operandi conçu pour dissuader le vol d’ananas qui est brutal et systémique et en complète contradiction avec celui d’une entreprise qui respecte les droits humains", assure Richard Meeran, qui représentent les 134 clients.

Mais les accusations qui pèsent sur les gardes ne semblent pas dissuader les dizaines de jeunes hommes qui se rendent quotidiennement sur la plantation pour voler des ananas, avant de les revendre sur les marchés, pour quelques centaines de shillings, à peine quelques euros.

"Je cherche des ananas pour pouvoir les vendre et avoir de la nourriture. Il y a un manque de travail", se justifie Jackson, 25 ans, qui dit voler sur la plantation depuis une quinzaine d'années. nairobi

Les craint-il? "Bien sûr que j'ai peur", dit-il en montrant une balafre au niveau du cou, causée selon lui lors d'un passage à tabac par les gardes.

Les vols, combinés à une intrusion sur une propriété privée, sont passibles de quatre ans de prison. Mais pour l'avocat Mbiyu Kamau, ils ne peuvent en aucun cas justifier les tabassages. "Le jugement doit être laissé au tribunal. Que cette personne soit un voleur ou non, c'est à un juge de le déterminer".

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