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Malgré leur apparence studieuse, les salles de classe de l'école numéro 76 de la capitale du Kazakhstan vivent une petite révolution. Sur les tableaux noirs et les cahiers d'écoliers, l'alphabet latin y remplace le cyrillique utilisé depuis des décennies dans ce pays d'Asie centrale.
L'école numéro 76 est l'un des cinq établissements pilotes d'Astana où un alphabet latin de 32 lettres est utilisé pour l'enseignement du kazakh, la langue nationale, qui est écrite avec le cyrillique depuis près de 80 ans.
Les autorités ont décidé de passer d'ici à 2025 à l'alphabet latin, employé brièvement à partir de 1927 après que les Bolchéviques eurent progressivement éliminé l'écriture arabe dans ce qui était alors une république soviétique.
L'Union soviétique encourageait l'usage de l'alphabet cyrillique dans les républiques qui la constituaient et la transition du Kazakhstan vers le latin représente la rupture symbolique d'un puissant lien culturel et historique avec son voisin russe.
Le président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, a présenté cette réforme comme destinée à moderniser le pays et à permettre aux futures générations d'utiliser plus facilement l'internet et à apprendre l'anglais.
La transition a néanmoins provoqué des débats enflammés, allant de l'emploi des apostrophes aux règles de transcription choisies, en vertu desquelles le pays s'appellera officiellement "Qazaqstan".
- "Comprendre l'anglais" -
"Les enfants comprennent le langage informatique et connaissent un peu d'anglais. Ils vont se faire aux lettres latines très rapidement", relativise Ernour Omarkhanov, vice-directeur de l'école numéro 76, financée par l'Etat.
Pour leurs aînés, formés à l'école de l'Union soviétique, la transition risque d'être plus hasardeuse.
"Les tests montrent qu'un devoir en lettres latines qui prendrait à un professeur deux heures et demi à rédiger, peut être fait par un écolier en 20-25 minutes", relève M. Omarkhanov.
Lorsque l'AFP a visité l'école en septembre, les élèves se préparaient à un concours auquel participeront également les autres établissements pilotes.
L'un des participants à la compétition, qui comprend notamment une dictée utilisant le nouvel alphabet, Amirbek Talipbaïev, 15 ans, a affirmé que le changement l'aiderait à "comprendre davantage l'anglais" et d'autres langues utilisant cet alphabet.
La réforme a suscité des inquiétudes dans un pays où le russe est largement utilisé. D'autres opposants s'inquiètent des spécificités du projet des autorités.
"Nous devrions avoir un alphabet de 26 lettres comme celui utilisé en Allemagne et en Grande-Bretagne. Nous avons besoin d'harmoniser notre alphabet avec les autres alphabets latins", a plaidé auprès de l'AFP Arman Baïkadam, dont l'entreprise promeut des projets liés à l'éducation en ligne dans le pays, qualifiant la réforme dans l'état actuel d'"erreur historique".
Si l'alphabet prévu paraît volumineux, il est au moins débarrassé des neuf apostrophes qui figuraient dans le projet précédent introduit en octobre et qui avait provoqué une levée de boucliers.
Ces apostrophes devaient servir à représenter des sons spécifiques à la langue kazakh, mais ont été jugées peu pratiques à l'ère informatique.
- Corruption -
Le kazakh est une langue d'origine turque avec des similarités avec d'autres langues d'Asie centrale comme l'ouzbek et le turkmène, qui ont adopté l'alphabet latin après la dissolution de l'URSS en 1991.
Tout projet de réformer l'alphabet depuis la fin de l'époque soviétique a été accueilli avec colère dans ce pays de 18 millions d'habitants et de confession majoritairement musulmane.
L'un des prédécesseurs de l'alphabet aux neuf apostrophes avait notamment suscité la risée en raison de sa transcription du mot "carotte" en un terme sonnant fortement comme un juron russe.
D'autres opposants à la réforme ont dénoncé plus sérieusement son coût et les "risques de corruption" qu'elle va engendrer.
Selon Daniar Koussaïnov de l'Institut des affaires étrangères d'Oslo, il y a "de fortes chances" que les ressources allouées pour changer les panneaux, les textes et les autres signes du cyrillique vers le latin soient détournées.
Noursoultan Nazarbaïev a pour sa part tenté de rassurer les nombreux russophones du pays sur le statut de leur langue mais aussi Moscou.
Selon M. Koussaïnov, abandonner le cyrillique sans ce discours rassurant aurait constitué "une décision imprudente, voire même assez dangereuse".