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"Il y a deux mois, nous étions réunis dans la petite salle de staff de notre service de réanimation, entassés les uns sur les autres, pour discuter d'une stratégie Covid. Personne n'y croyait. Personne n'imaginait ce qui allait se passer".
Pendant 50 jours, tandis que la France se confinait pour se protéger de l'épidémie, ce jeune anesthésiste-réanimateur au cœur de la crise sanitaire a tenu son journal de bord, chaque soir, pour l'AFP.
"Dr. M" travaille dans un hôpital public parisien et a refusé d'être identifié pour garder une liberté de témoigner et protéger la cohésion de son service.
Voici quelques jours-clé de cette période :
- 19 mars -
"L'hôpital s'est métamorphosé. Tout le monde fait comme si tout était prévu, calculé, réfléchi, ce n'est pas le cas".
Pour sa première garde de nuit, Dr. M voit défiler toute la nuit des brancardiers sous des masques FFP2 "pour amener des patients Covid dans les unités pour malades "ne relevant pas de réanimation". Quatre patients meurent cette nuit là, aucun n'est passé par son service car +trop graves+, +trop vieux+, +trop comorbides+".
Il puise, en réconfort, dans l'immense solidarité, qui s'installe au sein et autour du service.
Un infirmier qui avait raccroché la blouse depuis 10 ans revient à l'hôpital. "Il y a aussi eu des pizzas livrées" par Dominos, s'étonne alors le docteur, qui découvre aussi les applaudissements de 20H et le concept d'"hôpital héros".
- 25 mars
"Je pensais que l'hôpital était en mesure de tout absorber, je n'y crois plus. Ça commence à déborder de partout".
"Il y a des décès et il va y en avoir beaucoup dans les jours à venir". En France, ce jour là, 2.827 malades du Covid-19 sont hospitalisés en réanimation, 231 personnes meurent en 24H.
Une grande partie du travail du Dr. M consiste désormais à appeler les familles, suspendues à ce comptage officiel angoissant, afin de leur donner des informations succinctes sur l'état de leur proche.
"Ce n'est pas vraiment normal pour nous de travailler à huis-clos, avec des malades tous atteints de la même pathologie, à se poser mécaniquement les mêmes questions dix, vingt fois par jour, donner les mêmes nouvelles aux familles, instaurer les mêmes traitements".
Les familles "supplient d'introduire certains traitements dont l'efficacité n'est absolument pas démontrée", rapporte-t-il plus tard.
- 31 mars
"Les choses s'amplifient franchement. Une cinquantaine d'appels du Samu aujourd'hui".
L'AP-HP, suivant avec quelques jours de décalage la courbe épidémique du Grand-Est, décide de transférer des patients vers des régions moins touchées. Le docteur doit prévenir en catastrophe les familles concernées.
"Pourquoi lui ? Où va t-il ? Comment? Et s'il ne va pas bien là-bas ?, on essaye de rassurer comme on peut, avec une part d'incertitude dans nos réponses".
Cette stratégie de désengorgement, combinée aux premiers effets du confinement de la population, se traduit rapidement sur la vie de l'hôpital.
"Moins d'appels, moins de pression constante de chercher des lits là où il n'y en a pas".
Mais dans leurs chambres, des patients, parfois dans le coma depuis trois semaines "ne s'améliorent pas très rapidement, parfois ils s'améliorent pendant quelques jours et puis tout à coup, une nouvelle dégradation brutale".
- 10 avril
"Tous les visages sont méconnaissables, entre les masques et les traits de fatigue".
Après un mois de crise, l'hôpital public "en train de s'éteindre" depuis des mois et des années selon lui, est soudain au centre de toutes les attentions politiques "plus que les malades eux-mêmes", s'étonne le réanimateur.
Dans la "réa", la pression baisse et l'équipe tente pour la première fois de démonter une unité Covid. "Après plusieurs heures de ménage minutieux, le mur d'isolement de cette unité est tombé. Une petite victoire !", raconte le soir même le Dr. M.
Autre victoire, après des semaines : le retour d'une première famille autorisée à venir faire ses adieux à un proche.
"Ils ont trouvé la force de nous remercier, alors que nous avions profondément envie de présenter nos excuses".
- 15 avril
"C'est étrange de se retrouver soudainement suffisamment nombreux".
Jérôme Salomon, directeur général de Santé apparait comme chaque soir à la télévision et annonce au même moment une première baisse du "solde de malades hospitalisés".
Parmi les malades, il y a des collègues du médecin. Personne "n'exprime un quelconque reproche", assure t-il.
Le médecin reconnait depuis le début que "l'hyperactivité", l'impression de "participer à une période historique", qu'il compare souvent aux attentats du 13 novembre 2015 qu'il a vécu de plein fouet, le font tenir. Mais il achève de plus en plus ses témoignages avec cette question : "Pour combien de temps ?"
Lui et plusieurs autres médecins trouvent la prime promise par le gouvernement "décalée". Celle reçue après les attentats, il en avait fait don "à une association".
- 20 avril
"Les propos de Trump "qui semblait conseiller aux Américains de boire du désinfectant auront eu le mérite d'alimenter en salle de garde quelques blagues, déjà un petit défi en soi". Car "l'accalmie de la semaine dernière a vite cessé", rapporte-il.
Le nombre de décès et d'hospitalisation réaccélère en France dans le service dont l'activité "non covid" est de retour.
Pour la première fois, le praticien évoque sa "fatigue, voire même un peu de lassitude", et des rêves de vie loin de l'hôpital, peut-être même loin de la médecine. "Probablement qu'après cette crise, certain d'entre nous s'orienteront vers autre chose". Et lui ? "On réfléchira à ça plus tard", coupe-t-il.
Entre l'hôpital et le confinement à la maison, le Dr. M a "l'impression d’étouffer", et comme beaucoup, il attend le 11 mai avec impatience, peut-être pour de premières mini vacances, peut-être même loin de Paris.
- 27 avril
"J'ai pu voir plusieurs patients extubés, c'est suffisamment rare pour s'en souvenir".
Le fils d'un de ces patients "qui a eu la chance -on ne sait pas très bien pourquoi- de guérir", veut apporter de la nourriture à l'hôpital. Le Dr. M demande plutôt une "petite lettre de soutien, qui fera "énormément de bien à l'équipe".
Les renforts de soignants venus de province commencent à rentrer chez eux. "L'engouement général" va retomber, prédit le docteur. Tous les jours, sa direction les prépare à la possibilité d'une "deuxième vague" épidémique.
"Cette seconde vague aura un caractère hautement plus douloureux pour nous: de fatigue, d'isolement, d'épuisement". L'épidémie n'a "pas dit son dernier mot".
- 6 mai
Dans un message final après quasi deux mois de carnet de bord, le Dr M, écrit vendredi à l'AFP:
"Mes dernières pensées de ce récit iront pour les patients et leurs proches. Ces patients qui se sont battus, eux aussi, jour après jour contre le virus.
Ces patients à qui nous n'avons pas toujours pu offrir la meilleure médecine que nous aurions souhaité leur apporter. Ces patients qui étaient parfois très jeunes, trop jeunes pour être en réanimation et succomber au virus.
Ces proches qui ont été contraints d'accepter de ne recevoir des nouvelles que par téléphone. Ces gens qui souvent n'ont pas pu accompagner leur proche vers la fin.
Et ce premier patient que j'ai accueilli au mois de mars dans cette nouvelle unité Covid à qui j’ai annoncé qu’il était atteint du coronavirus. Il m'a dit : +c'est grave docteur ?+.
Je lui ai répondu : +on va se battre+. J’étais une des dernières personnes à qui il aura parlé."