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Plus de 17000 Albanais ont émigré dans l'espace Schengen durant les neuf premiers mois de 2017.
Ergyl Geci avait 16 ans quand il a quitté en voiture l'Albanie pour une ville française inconnue, où le chauffeur lui a désigné la porte d'un centre de demandeurs d'asile avant de l'abandonner. Selon les chiffres officiels, l'adolescent est un des 17.095 Albanais à avoir rêvé d'asile dans l'espace Schengen durant les neuf premiers mois de 2017, dont une majorité en France (7.655) et en Allemagne (4.750). Si ce dernier pays enraye le phénomène (près de 15.000 demandes en 2016), il reste hors de contrôle en France (3.375 dossiers supplémentaires).
La vice-ministre albanaise de l'Intérieur, Rovena Voda, évoque une "législation plus souple" en France, des délais d'examen des demandes "de six à neuf mois" contre un en Allemagne: "Cela motive les gens, avec l'espoir de rester, de trouver un travail..." Le ministre français de l'Intérieur, Gérard Collomb, se rendra en Albanie le 15 décembre, a indiqué lundi son entourage.
Laissé à lui-même en juillet à Nancy (est de la France), Ergyl, fils d'agriculteur des environs de Shköder (nord), espérait décrocher le Graal. Son passeur ne lui avait jamais expliqué que ses chances étaient faibles, l'Albanie étant considérée en Occident comme un pays sûr.
Poursuites contre les parents s'ils laissent émigrer leurs enfants en connaissance de cause
Il n'a pas invoqué comme d'autres les violences homophobes ou familiales ou encore la "vendetta" locale. Il s'est muni de son bon bulletin scolaire, dont il avait fait authentifier par notaire la traduction française. "Je souhaitais faire des études, je ne me vois pas d'avenir ici", dit-il.
Sur 28 familles qu'elle suit (soit 32 enfants de 7 à 17 ans), "trois ou quatre sont très pauvres, mais les autres ont des conditions économiques normales", affirme la responsable régionale des services sociaux, Valbona Tula. "Les parents savent qu'en envoyant leurs enfants à l'étranger, ils leur donnent d'autres possibilités...".
Ergyl est revenu à Shköder dès septembre, usé par le "stress et la peur" dans un centre d'immigrés plus âgés, où il était seul albanais. Son périple lui a coûté 700 euros. Son père Astrit affirme n'avoir rien su. "Il y a des cas où les parents accompagnent leurs enfants, les laissent près des gares, des centres d'accueil,...", explique un travailleur social, Julian Jana.
Désormais, laisser émigrer son enfant en toute connaissance de cause est passible d'amendes voire de prison. En août et septembre, 45 parents ont fait l'objet de poursuites, contre cinq les sept mois précédents, et la sortie du territoire a été refusée à 682 mineurs, soit deux fois plus que durant tout le début de l'année.
Mais dans ce pays pauvre, rongé par la corruption, ces mesures seront insuffisantes pour décourager les candidats au départ. L'an passé, les autorités américaines ont reçu 200.000 demandes de Green Card, soit une invraisemblable proportion de 7% des 2,8 millions d'habitants.
"Je retenterai ma chance"
Ce "marché" attire les convoitises. Trois agences de voyage sont poursuivies, soupçonnées d'avoir fourni de faux documents, explique Aïda Hajnaj, directrice des frontières.
Arrêtée à Francfort en possession d'un faux passeport bulgare, une femme de 20 ans rencontrée à son retour à l'aéroport de Tirana en septembre, expliquait l'avoir payé 1.000 euros. Même somme évoquée pour sa carte de séjour italienne par un homme de 23 ans intercepté à Calais, dans le nord-ouest de la France.
Eux sont interdits de revenir pendant un an. Pas Majlinda Lesha, mère célibataire de 50 ans qui en est à deux séjours à Berlin, en 2014 et 2016. Cette fois, elle pense à la France, peut-être Bordeaux (sud-ouest) où son neveu, dit-elle, est arrivé en septembre.
En attendant, elle s'entasse avec d'autres membres de sa famille dans un appartement glacial de Shköder, où ils vivent à huit sur 200 euros d'aides publiques: "On dit que l'Albanie est un pays sûr mais je ne peux même pas payer l'électricité."
Ses mois dans un centre de Berlin furent "un conte", "un miracle", "un paradis", dit-elle: l'école, les soins médicaux et le sport gratuits pour son enfant, les chocolats chez l'assistante sociale...
"Il faut que l'on motive les gens pour rester en Albanie", dit la vice-ministre Voda. Ergyl Geci, qui se rêve ingénieur, n'est pas convaincu: "L'école terminée, je retenterai ma chance".