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Ce sont des chiffres alarmants. Lors des dix dernières années, près de 60 % de tous les éléphants ont disparu en Afrique. Le braconnage est le principal responsable de ce désastre. Pour protéger ces grands mammifères et tenter de juguler ce fléau, des hommes téméraires risquent leur vie. Jean-Bernard témoigne de la barbarie des braconniers, prêts à tout pour arracher les défenses en ivoire des éléphants.
Au cœur de la moiteur de la forêt tropicale de Centrafrique, un petit coin de paradis attire chaque jour une centaine d’éléphants. Cette clairière dont le sol est extrêmement riche en sels minéraux s’appelle Dzanga Baï. Les pachydermes, constamment à la recherche d’eau et de nourriture, viennent s’y abreuver. Ce jardin d’Eden fait partie d’une réserve naturelle appelée
"C’est un endroit exceptionnel, c’est le seul dans le pays où l’on peut encore observer à tout moment de la journée un attroupement d’éléphants de forêt. Il faut donc réunir nos efforts pour protéger ce dernier bastion", lance Jean-Bernard Yarissem, coordinateur et superviseur du programme WWF en République centrafricaine. Depuis près de neuf ans, la mission principale de ce Centrafricain et de son équipe est de veiller sur ce merveilleux sanctuaire, où vivent les espèces emblématiques du bassin du Congo."La composante conservation constitue le corps de ce projet. Nous recrutons des éco-gardes qui patrouillent la zone pour dissuader ou appréhender les éventuels braconniers", explique-t-il. Une tâche qui s’avère malheureusement périlleuse, tant la violence des braconniers est intense.
"Je me suis caché dans la forêt sans eau, ni nourriture"
C’est au printemps 2013 qu’elle atteint des sommets, lorsque les violences plongent le pays dans l'instabilité."Les rebelles Séléka qui venaient de prendre le pouvoir à Bangui, la capitale, ont commencé à se répartir dans tout le pays, en fonction de leurs intérêts économiques. Cette coalition de rebelles venait de trois pays: essentiellement le Tchad, le Soudan et la République démocratique du Congo. Les Soudanais viennent surtout pour piller les diamants et aussi pour tuer les éléphants pour leur ivoire. Quand on a su qu’ils arrivaient, j’ai pris des dispositions pour évacuer une bonne partie du personnel", raconte Jean-Bernard. En tant que responsable, il est chargé par sa hiérarchie de ramener de l’argent aux quelques collègues restés sur place. Mais les rebelles Séléka ont vent de cette nouvelle et tentent de le kidnapper."Ces rebelles armés ont investi le village, mais ils se sont trompés de villa. J’ai donc dû m’échapper, comme tous les villageois d’ailleurs. Je me suis caché dans la forêt sans eau, ni nourriture". Les rebelles attaquent alors les bureaux du WWF. Ils volent tout l’équipement de l’organisation et une centaine de défenses d’éléphants confisquées à des braconniers."J’ai observé cela depuis ma cachette, sans aucun moyen de réagir ni de communiquer. J’avoue que c’est la première fois que j’ai véritablement eu peur pour ma propre sécurité. Après leur départ, quand j’ai pu enfin parler avec ma fille, j’ai failli verser des larmes", révèle Jean-Bernard.
"On a découvert un véritable carnage"
Début mai, un autre groupe de rebelles arrive dans le village. La cible de ces 17 Soudanais est alors différente. Leur objectif est de tuer les éléphants. Dès qu’ils réussissent à connaître la route pour se rendre à Dzanga Baï, ils foncent vers la clairière. Jean-Bernard est contraint de faire évacuer le site le plus rapidement possible."Dans le parc, le rapport de force est clair. Ces braconniers sont lourdement armés avec des kalachnikovs, alors que notre quarantaine d’éco-gardes ne possèdent qu’une vingtaine d’armes. Il ne fallait donc pas risquer leur vie. On n’avait pas le choix. On n’avait que nos yeux pour pleurer", déplore le coordinateur du WWF. "Pendant toute la nuit, ils ont tiré des coups de feu. Et cela a continué pendant deux jours. Au final, on a découvert un véritable carnage: vingt-six cadavres d’éléphants, dont quatre bébés. Ils leur ont arraché toutes les défenses et chargé tout ça dans leur pick-up avant de quitter le parc avec leur butin", relate avec émotion Jean-Bernard.
Des éco-gardes sous-équipés face à des braconniers armés de kalachnikovs
Face à ce bain de sang, les éco-gardes du parc sont anéantis. Mais ils ne pouvaient pas se mesurer à ces braconniers aguerris. "On a souvent l’image de braconniers armés d’une simple machette de villageois. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment ça. Ce qui se passe, c’est du braconnage de masse, de grande ampleur. Les braconniers sont en fait des groupes armés qui ont des kalachnikovs, des hélicoptères, des outils de vision nocturne. Et les éco-gardes du parc sont tout à fait sous-équipés pour faire face à ce genre de groupes armés", explique Gwendoline Viatour, porte-parole du WWF-Belgique. Chaque année, une dizaine d’éco-gardes meurent en Afrique. Ils payent de leur vie le travail pour protéger les éléphants."Ils font donc un travail admirable au bénéfice de toute la planète, vu que les éléphants sont quelque part un patrimoine mondial", tient à souligner cette experte en biodiversité.
"Ils les tuent en masse, y compris les bébés"
Que ce soit en Centrafrique ou dans d’autres pays du continent, les scènes décrites sur le terrain sont insoutenables."On peut vraiment parler de barbarie. Les braconniers rassemblent les troupeaux d’éléphants à un endroit et ils les tuent en masse, tous en même temps, y compris les bébés qui n’ont même pas encore de défenses en ivoire. C’est vraiment atroce, quand on voit les images, parfois ils ne font que blesser l’éléphant qui est à terre et ils lui coupent la tête pour avoir les défenses alors qu’il est encore vivant", assure Gwendoline Viatour.
Le prix de l’ivoire ne cesse de grimper
Si ces groupes armés n’hésitent pas à violer même des sanctuaires protégés et sécurisés, c’est parce qu’ils savent qu’ils sont mieux équipés, mais aussi qu’ils ne risquent pas d’être punis lourdement."Les peines de prison ou les amendes sont encore trop faibles et insuffisamment appliquées par les autorités nationales pour que cela soit une réelle menace pour eux", regrette la porte-parole de l’ONG internationale de protection de la nature. Par ailleurs, l’ivoire, qui est surtout prisé par les Chinois, peut se vendre très cher là-bas. Un kilo acheté en Afrique une centaine de dollars est revendu plus de 2.000 dollars en Chine. Pour les braconniers, c’est donc un moyen de se faire facilement de l’argent."Le braconnage a un impact sur l’environnement pour les populations d’éléphants, mais aussi sur la sécurité nationale, vu que des populations locales souffrent de cela et se font menacer. Et potentiellement cela peut financer du terrorisme qui peut nous influencer nous, en Occident", assure l’experte.
"Un enfant qui nait aujourd’hui vivra peut-être à l’âge adulte sur une planète sans éléphants"
Aujourd’hui, l’attrait pour ce
Au total, 37 pays abritent des éléphants. En Asie, des populations de ces pachydermes sont également menacées. Mais aujourd’hui, la crise se passe surtout en Afrique, où les éléphants sont considérés comme les plus grands animaux terrestres."La situation est particulièrement grave en Afrique centrale parce que là-bas le taux de braconnage est presque deux fois supérieur au reste du continent", indique Gwendoline Viatour. Cela s’explique par le fait que
"Il faut essayer de stopper l’intérêt pour l’ivoire en Thaïlande et surtout en Chine"
Pour lutter contre le trafic illégal d’ivoire, l’ONG mène différentes actions. Sur le terrain, l’association finance notamment du matériel et des formations pour les éco-gardes. L’objectif est d’apporter un appui logistique pour aider les autorités locales à protéger les parcs naturels, où vivent les éléphants. Mais il y a aussi un travail important de lobbying politique pour convaincre ces autorités d’adopter des lois plus sévères et surtout les faire appliquer. Enfin, il est important de sensibiliser la population locale, mais c’est malheureusement très difficile puisque la pauvreté est importante dans ces pays."Pour eux, aider les braconniers ou être braconnier soi-même, ça rapporte de l’argent. Donc, il faut les aider à avoir d’autres sources de revenu. La conservation de la nature ne fonctionne que si les humains sur place sont eux-mêmes déjà en mesure de satisfaire leurs besoins. Cela va de pair avec le développement de la population et on est aussi actif à ce niveau-là", indique Gwendoline Viatour.
Pour résoudre cette crise, l’ONG estime toutefois qu’il faut se concentrer sur les consommateurs d’ivoire en Asie."Il faut essayer de stopper l’intérêt pour l’ivoire en Thaïlande et surtout en Chine. Là-bas, c’est considéré comme un signe extérieur de richesse de posséder un objet en ivoire. Et il y a aujourd’hui une émergence d’une classe moyenne chinoise qui a beaucoup plus de moyens. Souvent ils n’ont toutefois pas conscience de la gravité de leur geste. Ils ne savent pas que derrière ça, il y a eu des centaines de milliers d’éléphants qui ont été tués. Ils achètent ça comme un objet de luxe comme un autre, sans réfléchir." L’un des gros chantiers du WWF actuellement est donc de convaincre la population chinoise, et en particulier aisée, d’abandonner cette habitude. D’après une étude menée par le bureau de l’ONG en Chine, ce sont en effet surtout les riches businessmen qui offrent des objets à base d’ivoire à leurs clients. L’association a donc mis en place des applications et des campagnes de sensibilisation ciblées pour éveiller leur prise de conscience. "Il faut aussi parallèlement à notre action en tant que ONG qu’il y ait une véritable volonté au niveau politique. On pousse aussi pour que les autorités chinoises mettent en place des mesures pénales très fortes pour des acheteurs d’ivoire. Il faut vraiment que le politique prenne le relais aussi bien en Chine et en Thaïlande que dans les pays africains où se trouvent les éléphants", estime la porte-parole.
"Si on perd Dzanga Sangha, on n’aura plus rien !"
Un avis que partage Jean-Bernard. Pour lui, une coordination au niveau international est essentielle pour pouvoir enrayer ce fléau. "C’est un constat amer. Les stratégies nationales et même régionales s’essoufflent face au développement d’un réseau mondial de trafiquants bien structurés et armés. En République centrafricaine, il n’y a ni gouvernement stable, ni armée. Si la communauté internationale pense que le pays peut à lui seul assurer la sécurité des éléphants, elle se trompe", lance le Centrafricain.
A Dzanga Baï, la situation est aujourd’hui plus calme. Suite au cauchemar de mai 2013, Jean-Bernard et son équipe ont travaillé d’arrache-pied pour que la vie reprenne son cours. Un défi réussi. Les éléphants sont revenus dans la clairière et le troupeau est reconstitué. Le parc a pu rouvrir ses portes aux visiteurs l’été dernier. La richesse de ce site protégé continue malgré tout d’attirer la convoitise des braconniers. Et les équipes sur le terrain manquent toujours de moyens pour assurer leur mission."Nous n’avons que deux ou trois véhicules qui fonctionnent, les routes sont mauvaises et nous n’avons pas assez d’armes. Par ailleurs, les moyens de communication en zone forestière sont difficiles. Mais on a quand même pu mettre en place un système de caméras de surveillance qui permet de regarder en temps réel Dzanga Baï", indique Jean-Bernard.
Malgré les obstacles et les dangers, ce père de famille reste animé de beaucoup de courage et de détermination."C’est un métier que je veux faire parce que j’y crois. Je crois en la beauté des animaux et en leurs valeurs. Et si on perd Dzanga Sangha, on n’aura plus rien", craint-il. Un cri d’alarme d’autant plus inquiétant que les éléphants sont déjà fragilisés par la destruction de leur habitat et le changement climatique. Et que leur disparition aurait de graves conséquences sur tout l’écosystème de notre planète.
Julie Duynstee