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Le cours des choses n'a donc pas encore été inversé. En 2007, le journaliste économique Jean-Yves Huwart (journal L'Echo, magazine Trends-Tendance) publiait un livre intitulé Le second déclin de la Wallonie sur une Région incapable de se relever après l'effondrement de son industrie et qui poursuivait son enlisement dans les années 80, 90 et début 2000. Au même moment, les autorités politiques créaient cependant un espoir pour l'avenir: un plan Marshall pour relancer l'économie wallonne, accroitre son taux d'emploi, sa productivité, sa compétitivité, en particulier dans des secteurs d'avenir, les pôles de compétitivité. Mais, un peu moins de 15 ans plus tard, Jean-Yves Huwart, devenu entretemps entrepreneur actif dans les espaces de coworking, sort un nouveau livre qui fait un nouveau constat d'échec. Le Plan Marshall n'a pas atteint ses objectifs malgré les sommes investies. La plupart des indicateurs économiques de la Wallonie restent faibles, constate-t-il. Pourquoi? C'est l'objet de son ouvrage Pourquoi la Wallonie ne se redresse pas ?
"Douche froide"
L'ancien journaliste et entrepreneur introduit son livre avec une réception. Nous sommes en avril 2017 à l'aéroport de Bierset. On y célèbre une décennie de Plan Marshall. Un économiste parle de résultats "impressionnants" et un entrepreneur français, fondateur de l'Ecole 42, un établissement non conventionnel qui forme des codeurs informatiques, est venu parler de l'école de demain. Mais, note Jean-Yves Huwart, lors de cette journée, parmi les zakouskis et flûtes de champagne, on ne voit guère de chiffres. "Si la mesure du succès du plan Marshall devait être liée au redressement des principaux indicateurs de la région, la douche est très très froide", annonce-t-il.
L'auteur a regardé les chiffres. Froids. "La plupart des macro-indicateurs pertinents de la Wallonie sont au mieux demeuré immobiles. Souvent, ils se sont dégradés", constate-t-il. Le PIB/habitant (soit la richesse produite par habitant) est plus bas qu'au début des années 2000 en comparaison à la moyenne européenne. "La Wallonie pointe, aujourd’hui, un peu au-dessus du Portugal. Elle est en dessous de la République tchèque", assène-t-il. Sans surprise, la comparaison avec la Flandre, l'une des plus riches régions d'Europe, est sans appel: 35% d'écart au niveau de la production de richesse, alors que, ajoute-t-il, "le poids des cotisations sociales est le même des deux côtés de la frontière linguistique. Le prix de l’énergie ou le cadre législatif est, en Flandre, identique à celui de Wallonie."
La situation de la Région wallonne serait même pire sans deux avantages:
1. La Wallonie bénéficie toujours de transfert d'argent en provenance de la Flandre (mais celui-ci diminuera à partir de 2025 comme le veut la réforme de l'Etat).
2. De nombreux Wallons travaillent à Bruxelles, en Flandre et au Grand-Duché du Luxembourg, ce qui permet à la Wallonie de prétendre à un revenu moyen par habitant nettement plus élevé que si on ne prenait que les Wallons travaillant en Wallonie.
Le plan Marshall n'a pas non plus eu d'impact sur le nombre d'entreprises innovantes en Wallonie. Celui-ci n'a pas augmenté par rapport à 2005. À noter une disparité entre le florissant Brabant wallon et les autres provinces. "En 2019, elle est non seulement la province la plus riche de Wallonie. Elle est aussi la plus prospère de Belgique. Depuis le début du siècle, le tissu économique local s’y développe même plus vite que celui de n’importe quelle autre province flamande. Le Brabant wallon profite bien sûr de la proximité de Bruxelles, le principal poumon économique du Royaume, mais aussi de l’essor exceptionnel du pôle technologique gravitant autour de Louvain-la-Neuve", explique Jean-Yves Huwart.
Peu d'entreprises innovantes créées
Le Plan Marshall est parti de bonnes intentions. On quittait le déni et on décidait d'agir. "Le plan Marshall répondait il y a 15 ans, voire 20 ans, au constat que la Wallonie devait se redresser économiquement. Une série de dispositifs a été mis en place. Le mérite du plan Marshall a été de dire à un moment donné qu'il fallait encourager les collaborations dans quelques secteurs forts identifiés", nous raconte Jean-Yves Huwart joint par téléphone.
De bonnes intentions. Mais là où le bât blesse, c'est dans l'exécution. Malgré des budgets importants ("en 2015, le contribuable wallon avait injecté un montant cumulé de près de 700 millions d’euros dans les pôles de compétitivité", peut-on lire), le Plan Marshall n'est pas parvenu à redynamiser la Wallonie. Un chiffre en exemple: 19, c'est le nombre d'entreprises qui avaient spécifiquement vu le jour pour produire et commercialiser des produits issus des projets labellisés par le jury des pôles de compétitivité, neuf ans après leur mise en place, assure Jean-Yves Huwart. "Dérisoire" au regard des budgets engloutis, juge-t-il.
Qu'est-ce qui ne va pas dans l'exécution du plan ?
"Dès qu'on essaie de mettre tous les acteurs autour de la table, on tombe dans une logique de partage de gâteau et finalement on annihile la substance même de ce qu'on voulait mettre en place. On a un mécanisme qui tourne sur lui-même et décourage ceux qui veulent vraiment mettre en place des innovations. Les plus intelligents ou sournois, selon le point de vue qu'on prend, arrivent à profiter du système et à s'en nourrir. On s'est rendu compte que c'était toujours un peu les mêmes qui profitaient des financements", explique Jean-Yves Huwart qui s'empresse d'ajouter: "Ce n'est pas moi qui le dis mais un rapport d'évaluation de 2014". 2014, c'était il y a 5 ans. Est-il le seul à avoir lu ce rapport d'évaluation du Plan Marshall ?
Le plan Marshall ne dispose pas d’un chef. Les marins du plan Marshall souquent. Mais personne à la barre ne s’assure du cap
"Malgré ces signaux d'alarme qui sont parvenus jusqu'au gouvernement ou auprès des organismes de pilotage, il n'y a pas eu de réactions. On a mis en place un système de fiches signalétiques ou ce genre de chose mais rien de fondamentalement différent de ce qui avais été initié au départ." On est droit de se demander aussi si la présence des mêmes décideurs n'affaiblit pas la capacité de remise en question. "Au gouvernement wallon, les responsables de la mise en place du plan Marshall sont restés douze ans en poste", rappelle Jean-Yves Huwart.
Juges et parties
Pour l'auteur, le monde politique n'est pas le seul qui doit être pointé du doigt. "Une autre facette du problème est l'absence de contre-pouvoir comme les organismes qui représentent les entreprises, les universités, les centres de recherche où même le parlement. Toute une série d'organismes qui à un moment pourraient dire 'Non, ça ne fonctionne pas, ce n'est pas assez efficace' mais ne donnent pas de la voix car ils sont juges et parties: ils bénéficient eux-mêmes des subsides et crédits du plan Marshall", fait-il remarquer.
Ce sont surtout "les centres de recherche et les universités qui ont été financés indirectement pas le plan Marshall. Les PME se sont désintéressées du dispositif, notamment parce que la mécanique du paiement prenait parfois un temps trop long pour elles. Alors qu'on voulait stimuler le tissu des PME, au niveau administratif, rien ne suivait", raconte l'entrepreneur.
Les PME réclamaient davantage d'efforts pour les y incorporer. "Les concepteurs du plan Marshall ont surestimé le nombre des entreprises wallonnes qualifiées pour participer spontanément aux recherches de pointe initiées dans le cadre des pôles. Un accompagnement supplémentaire était nécessaire", estime-t-il.
Conséquence, un déséquilibre s'est créé. "Les premiers bénéficiaires des crédits publics octroyés aux pôles ont été les centres de recherche et non les entreprises. Les centres de recherche ont absorbé 55% des financements des pôles, contre seulement 29% PME et 15% aux grandes entreprises, révèle le rapport d’évaluation du Plan Marshall 2.Vert (la deuxième version du plan Marshall), publié en 2014", relaye l'auteur.
"Les baronnies sous-locales"
La lourdeur du plan et la dispersion des responsabilités empêchent tout changement de cap. "Le plan Marshall ne dispose pas d’un chef. Les marins du plan Marshall souquent. Mais personne à la barre ne s’assure du cap", regrette Jean-Yves Huwart.
"Plus personne n'est responsable et en plus le politique ne s'occupe pas de l'intendance", tranche-t-il. Et sur cette dispersion des responsabilités viennent se greffer les intérêts locaux. "Faute de vision cohérente de la région, les baronnies sous-locales continuent de dicter leurs exigences, surtout en matière économique", constate l'auteur. Il détaille dans son livre : "L’absence de limitation dans le temps de l’occupation de fonctions électives - deux législatures maximum, par exemple - a historiquement permis la création de fiefs locaux impénétrables", écrit-il. "Une grande partie de l’économie wallonne est aux mains d’opérateurs publics sur lesquels des responsables politiques locaux ont la main, alors qu’ils contrôlent par ailleurs une partie du pouvoir régional. Liège et sa constellation de dynasties politiques est l’un des cas les plus connus", poursuit-il.
Et de conclure que "l’absence de cap clair permet à ceux/celles qui parlent fort d’avancer dans la direction qu’ils/elles souhaitent."
Pacte d'Excellence: "Une dévitalisation de l'ambition de départ"
Autre illustration avec le Pacte d'Excellence. Là aussi, l'ancien journaliste constate de belles ambitions de départ. "On approchait enfin les choses de façon ample, un petit peu globale et intégrée", positive-t-il, ajoutant que les premiers travaux, avec la consultation de milliers de personnes, s'étaient avérés intéressants. "Et puis, au fur et à mesure, comme souvent, les responsables politiques délèguent les décisions stratégiques aux corps intermédiaires, soit les acteurs principaux de l'enseignement, et finalement on se contente à l'arrivée de dix petits dispositifs qui restent assez marginaux par rapport à l'enjeu fondamental. On assiste à une dévitalisation de l'ambition de départ. Les responsables politiques ne prennent pas leur responsabilité", déplore Jean-Yves Huwart.
Les cabinets ministériels gèrent des milliards d’euros. Chaque décision à des répercussions sur des millions de citoyens. Néanmoins, nulle aptitude essentielle au fonctionnement de n’importe quelle grande organisation humaine moderne et complexe n’y est exigée
Proposition de solution: la professionnalisation des cabinets politiques
"En Wallonie, les cabinets ministériels sont pléthoriques. Jusqu’à 80 personnes par ministre. Un record européen. Nulle part, les cabinets ministériels ne sont plus obèses. Dans de nombreux pays, 10 à 15 personnes maximum suffisent pour encadrer les ministres", écrit l'auteur.
"Néanmoins, la majeure partie des cadres de cabinet sont recrutés de façon discrétionnaire parmi les militants ayant commencé à gravir les échelons de l’appareil du parti ; au sein de la réserve des mandataires locaux du même parti; à l’extérieur du parti, par simple copinage, quand des membres de la famille ne sont tout simplement pas embauchés… Du jour au lendemain, de jeunes diplômé(e)s sans expérience ou des élus communaux sont propulsés à des postes de haute responsabilité. Ils sont encadrés par de « vieux briscards » rompus à la vie des cabinets, qui leur apprennent à reproduire les pratiques de leur génération", poursuit-il.
"Les cabinets ministériels gèrent des milliards d’euros de budgets. Chaque décision prise à des répercussions sur des milliers d’agents publics et des millions de citoyens. Néanmoins, nulle aptitude essentielle au fonctionnement de n’importe quelle grande organisation humaine moderne et complexe n’y est exigée. Les cabinets ministériels tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui sont un anachronisme. Les organes du gouvernement wallon élaborent des stratégies permettant à l’économie régionale de répondre aux défis du 21ème siècle avec les concepts et outils de gestion des années 80", estime-t-il.
Outre ce qu'il juge être un manque de professionnalisation, l'auteur va jusqu'à remettre en cause ce qui constitue presque une fierté nationale: le compromis à la belge, ou plutôt à la wallonne dans ce cas-ci.
Compromis, bof...
"La recherche de compromis n’élève jamais le débat. Elle se contente de partager le gâteau ou la misère. Un compromis évite de s’entendre sur les intérêts convergents. Les interlocuteurs ne cherchent pas à créer un résultat supérieur à la somme des parties. Le jeu est à somme nulle. Personne ne gagne. De la sorte, les problèmes ne se résolvent pas. Ils se perpétuent", analyse l'ancien journaliste.