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Près du front ukrainien, une ville se vide et un café se remplit

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Roman PILIPEY

A l'extérieur, des explosions sporadiques viennent troubler le silence des rues de Pokrovsk. A l'intérieur du commerce où Anna travaille, c'est le vrombissement de la machine à café qui enveloppe la pièce. Les troupes russes sont à moins de 10 kilomètres mais l'Ukrainienne, imperturbable, sert un cappuccino mousseux.

Il y a deux semaines, le patron a pourtant voulu mettre la clé sous la porte à cause de l'avancée de l'armée russe vers cette ville de l'est, importante pour la logistique militaire ukrainienne et un des points les plus chauds du front.

"On lui a dit : +S'il te plaît, laisse-nous travailler !+", explique Anna, 35 ans et cheveux cuivrés, devant une vitrine de beignets rose bonbon qu'elle promet délicieux.

"Nos défenseurs ont besoin de nous", ajoute-t-elle, évoquant les nombreux soldats présents dans la cité. "Eux aussi veulent un bon café chaud et un hot-dog".

"Les gars viennent et nous disent : +Oh, vous êtes ouverts, Dieu merci !+", raconte la jeune femme.

Dans la région de Donetsk, les militaires ukrainiens, en infériorité numérique, ne parviennent pas à arrêter l'ennemi.

La population de Pokrovsk est passée d'environ 60.000 habitants avant l'invasion de février 2022 à 12.000 à la mi-octobre, beaucoup s'étant enfuis depuis l'été, quand les attaques russes sur la ville se sont intensifiées.

Le café offre une bulle de normalité à ceux qui refusent de partir. Les clients se succèdent pendant le court laps de temps où le couvre-feu n'est pas en vigueur, de 11H à 15H.

"Merci à eux de continuer à travailler", commente Ievguène, 52 ans, thé dans une main et cigarette dans l'autre.

"Au moins, on peut venir, se socialiser, même voir ses amis ici", ajoute-t-il, jugeant que tout le monde a "besoin" de ce genre d'endroits.

Pokrovsk n'en compte plus beaucoup. Quand Anna évoque tous ces commerces fermés, ses yeux bleus se remplissent de larmes.

"C'était tellement plein de vie", se souvient-elle. Maintenant, "c'est vraiment effrayant".

Anna a déjà envoyé sa famille loin du front. Son temps à Pokrovsk est compté : elle pense qu'il ne reste que deux semaines avant que la situation ne devienne intenable.

- Conditions précaires -

Pokrovsk a déjà des airs de ville fantôme. Les transports en commun ne circulent plus et la plupart de ses habitants ne s'attardent pas dehors.

Non loin du café d'Anna, un des derniers restaurants encore ouverts promet au chaland, photos à l'appui, des pizzas dégoulinantes de fromage.

L'établissement a hélas dû renoncer à ce plat, explique Svitlana, 39 ans, aux fourneaux et au service. L'électricité est devenue une denrée rare, on ne peut plus allumer le four à pizza.

"Et aussi, tous nos pizzaïolos sont partis", soupire Svitlana.

A part cela, "on a tout", annonce-t-elle avec fierté. "Viandes, entrées, plats principaux..."

Le restaurant n'a plus en revanche d'eau courante, comme dans presque tout le reste de Pokrovsk. Les employés utilisent un puits privé et achètent de l'eau en bouteille.

Ce sont aussi ces conditions précaires qui empêchent Svitlana de baisser les bras.

- "Anciens combattants" -

Pour les habitants du quartier, dont beaucoup n'ont plus d'électricité du tout, ce lieu doté d'un générateur permet d'"avoir un repas chaud", estime-t-elle.

Sous la lumière d'un néon blanc, des plats en sauce attendent les clients. Dans le réfrigérateur, des sodas et quelques bières - mais sans alcool, dont la vente est interdite dans plusieurs régions proches du front.

A une table, Igor, 60 ans, vient de finir sa soupe. Il avait l'habitude de manger à la cantine de sa mine mais elle a été détruite par un missile russe, selon lui.

Continuer d'aller au restaurant, en dépit des risques, fait que l'on se sent "comme une personne normale", dit-il.

A la caisse, Valéry Vinyk, un habitué, attend sa commande.

"On ne les laissera pas partir", dit le retraité de 71 ans aux dents en or, en lançant un regard complice à Svitlana. A ce stade, les serveuses méritent "leur badge d'anciens combattants", plaisante-t-il.

Mais cet Ukrainien, natif de Pokrovsk, sait que cela ne peut pas durer. Il compte partir mais repousse constamment son départ.

"Je ne veux aller nulle part, je ne veux pas tout quitter", lâche Valéry. "Mais il n'y a pas d'issue, les gars".

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