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Quelques mois avant les attentats, grâce à une mécanique bien huilée, Salah Abdeslam a participé à l’exfiltration et l’acheminement en Belgique d’une douzaine de terroristes de Daech. Sur base des analyses des lignes téléphoniques, des déclarations des inculpés et d’une série de documents inédits, RTL INFO retrace les voyages effectués par Salah Abdeslam à travers l’Europe.
Vacances ou repérage en Grèce ?
Le premier voyage suspect date de l’été 2015. Le 30 juillet, Salah Abdeslam loue une voiture à Ixelles et quitte la capitale. Il n’est pas seul à bord. Le gérant de la société de location se souvient d’un appel téléphonique : "La personne m'informait qu'un pneu avait éclaté et qu'il ne trouvait pas le cric. Je lui ai proposé d'appeler un dépanneur mais il a dit qu'il allait se débrouiller. (…) Je peux vous dire aussi que selon moi, ils étaient deux voire trois car j'entendais plusieurs personnes en bruit de fond." Salah Abdeslam fait route vers le sud. Le 1er août, il est en Italie. À Bari, il embarque à bord d’un bateau : direction Patras en Grèce. Il est accompagné d’Ahmed Dahmani, inculpé pour les attentats de Paris.
Les deux hommes restent en Grèce durant deux jours, avant de faire le trajet en sens inverse. À ce jour, l’enquête n’a pas permis d’établir les raisons précises de ce voyage éclair, mais ce périple est extrêmement suspect. La Grèce est en effet connue pour être la porte d’entrée européenne des djihadistes. De plus, Patras est à trois heures de voiture de Leros, lieu d’arrivée des futurs terroristes.
Le rapatriement : une mécanique bien huilée
Après un passage par la Turquie, la Grèce, la Serbie et la Hongrie, Bilal Hadfi, l’un des kamikazes du Stade de France, et Chakib Akrouh, l’un des tireurs des terrasses, sont les premiers terroristes du groupe à revenir en Europe après s’être entraînés au combat en Syrie. Pas moins de sept lignes téléphoniques seront nécessaires à leur exfiltration.
Nous sommes désormais le 24 août 2015 et deux actions vont se dérouler simultanément à plus d’un millier de kilomètres de distance. Ce jour-là, Chakib Akrouh et Bilal Hadfi arrivent en Serbie et achètent une carte de gsm. Grâce à ce numéro local, ils laissent un premier message à un coordinateur resté en Syrie. De cette manière, ils lui communiquent un numéro totalement inconnu des services de renseignements. Ce message marque en fait le début d’une cascade téléphonique. Ainsi, ce coordinateur syrien prend contact à son tour avec un coordinateur en Belgique, qui, lui-même, appelle le chauffeur, Salah Abdeslam. Au départ, tous les contacts sont donc cloisonnés. Cette technique permet de protéger l’opération d’exfiltration si jamais l’un des maillons de la chaîne devait se faire intercepter par la police. Ce 24 août, la chaîne fonctionne : à Bruxelles, vers 19h, Salah Abdeslam loue une voiture. Elle sera destinée à un premier transport de terroristes.
Entre le 24 et le 30 août, les messages vocaux se multiplient entre la Syrie et le petit village de Kiskoros, au sud de Budapest (Hongrie), où sont désormais cachés Chakib Akrouh et Bilah Hadfi. "Nous avons acheté des vêtements, pas beaucoup, mais juste pour dormir, c’est mieux que nous dormions dans la forêt à côté de la voie ferrée" explique l’un d’eux dans un message daté du 27 août.
Le 30 août, c’est le jour J. À 0h18, les deux terroristes communiquent leur position au coordinateur en Syrie : "Gare de Kiskorös, près du supermarché Tesco". La prise en charge devra être rapide comme l’explique l’un des terroristes dans un autre message : "Dites aux jeunes quand ils seront devant le bâtiment près du train, dites-leur d’envoyer un message pour qu’on vienne en vitesse. Dites-leur le mot de passe secret comme on avait dit."
La technique fonctionne : les deux hommes sont récupérés par Salah Abdeslam à 18h29 et conduits jusqu’en Belgique.
De fausses identités pour brouiller les pistes à Budapest
Une semaine plus tard, une nouvelle exfiltration se prépare. Les numéros changent, mais la mécanique des lignes téléphoniques reste la même. Cependant, pour être encore plus discret, de fausses cartes d’identité sont fabriquées dans un atelier clandestin à Saint-Gilles en région bruxelloise. L’une est au nom de "Samir Bouzid", l’autre de "Soufiane Kayal". Elles sont destinées respectivement à Mohamed Belkaid, qui sera abattu lors de l’assaut de la rue du Dries à Forest quelques jours avant les attentats de Bruxelles, et à Najim Laachraoui, futur artificier et kamikaze de Zaventem. À ce moment-là, les deux djihadistes sont déjà remontés jusqu’à Budapest et attendent leur convoyeur.
De son côté, ce soir du 8 septembre 2015, Salah Abdeslam loue une nouvelle berline à Bruxelles. Il prend la direction de l’Allemagne, passe par l’Autriche et entre en Hongrie. Le lendemain, en fin de matinée, il arrive à proximité de la "Budapest Keleti", la plus grande gare de la capitale hongroise. Les deux djihadistes le repèrent et une demi-heure plus tard, ensemble, ils quittent les lieux : "Le point de rendez-vous était au centre de Budapest, près de la gare. Ces deux personnes connaissaient la description de mon véhicule et pouvaient donc me rejoindre", expliquera Salah Abdeslam aux enquêteurs.
Sur le trajet du retour vers Bruxelles, Salah Abdeslam distribue les fausses cartes d’identité et, à 20h40, la berline est contrôlée par la police autrichienne. Il y a bien trois personnes à bord. Salah Abdeslam présente ses véritables papiers, mais les deux passagers tendent les fausses cartes qui ne sont pas parfaites. Plusieurs éléments auraient pu alerter les policiers : la photo miniature au centre n'a pas le même aspect sur les deux fausses cartes que sur celle de Salah Abdeslam et les signatures semblent avoir été faites par la même personne avec le même stylo. Mais les policiers autrichiens ne remarquent pas la supercherie. Les trois hommes reprennent leur route et arrivent sans encombre à Bruxelles.
Le lendemain, le 9 septembre, c’est au tour des trois futurs terroristes du Bataclan d’arriver en train à Budapest. Ils séjourneront durant six jours dans la chambre n°1 de l’hôtel Grand Park avant que Salah Abdeslam ne vienne les chercher. Il les ramènera sans problème à Bruxelles. Les enquêteurs pensent qu’ils ont ensuite été conduits dans la planque de Charleroi.
Lors de sa première audition, le 19 mars 2016, Salah Abdeslam reconnaîtra être allé rechercher des hommes en Hongrie, mais ne parlera jamais du commando du Bataclan : "J'ai été deux fois en Hongrie. La première fois, pour reconnaître le trajet. J'étais seul. La seconde fois que je me suis rendu en Hongrie, seul à nouveau, c'était pour récupérer deux personnes. La première personne s'appelle Abdel, la seconde, j'ignore son nom." Face à la juge d’instruction, il reconnaîtra qu’Abdel est en fait Mohamed Belkaid, tué par la police quelques jours plus tôt, rue du Dries. Par contre, il maintiendra ne pas connaître le nom du deuxième homme. Il tentera même de mettre la juge et les enquêteurs sur une fausse piste. Il protégera ainsi son complice, Najim Laachraoui, qui, au moment de cet interrogatoire, est toujours en vie quelque part dans Bruxelles. Les mensonges de Salah Abdeslam permettront à l’artificier de terminer son travail et de se faire exploser à Zaventem le 22 mars 2016.
Voyage le long du Danube
Fin septembre, Salah Abdeslam se voit confier une nouvelle mission. Il doit désormais récupérer trois membres de la cellule terroriste en Allemagne : Oussama Krayem qui renoncera au dernier moment à se faire exploser à Bruxelles, Sofien Ayari qui prendra la fuite lors de l’assaut de la rue du Dries et un homme connu sous le nom de "Omar Darif", un expert en explosifs.
Munis de faux passeports syriens, ces trois hommes ont gagné l’Allemagne en se mêlant au flot des réfugiés et, le 2 octobre 2015, ils arrivent à Ulm, une ville entre Munich et Stuttgart. Ils se rendent à l’hôtel Ibis où, sous sa fausse identité syrienne, Oussama Krayem loue deux chambres pour une nuit. Les employés de l’hôtel décriront trois voyageurs étrangers sans véhicule ni bagage.
Au même moment, à Bruxelles, Salah Abdeslam loue un nouveau véhicule, une BWM 118, équipée d’une balise GPS. Vers 21h20, la voiture quitte Molenbeek et arrive à Ulm à 3h24. Devant les enquêteurs, Oussama Krayem identifiera formellement Salah Abdeslam comme étant le convoyeur : "La première fois que je l’ai rencontré, c’est en Allemagne, à Ulm. (…) Salah est monté dans la chambre (…) Salah ne s'est pas reposé. Il est resté 20 min puis on est reparti." En effet, à 4h02, la voiture quitte les rives du Danube. Salah Abdeslam est au volant et distribue gratuitement les nouvelles identités ainsi que de la nourriture. "Salah n'avait pas sur lui la carte d'identité quand il est arrivé. Il avait la carte mais il ne l'a pas remise tout de suite. C'était sur le chemin du retour. (…) Il y avait déjà des jus et des trucs à manger. On ne s'est pas arrêté, même pour faire le plein", expliquera Oussama Krayem à la juge d’instruction.
Le convoi est de retour à Bruxelles peu après 10h. Comme quelques jours plus tôt, deux terroristes changent de voiture et sont conduits dans la safe-house de Charleroi. "Omar Darif", lui, aurait rejoint la planque de la rue Henri Bergé, lieu de fabrication des explosifs. Il aurait aidé Najim Laachraoui à la confection des ceintures explosives avant de repartir en Syrie.
À propos de ces voyages en Allemagne, face aux enquêteurs, Salah Abdeslam restera très évasif : "Je ne pense pas avoir été à un hôtel Ibis. Il se peut que j'y ai été, mais je ne suis pas sûr. Vous me demandez si j'ai loué une BMW 118, je vous réponds que je ne sais pas." Devant la juge d’instruction, il sera plus catégorique : "Je n’ai jamais été à Ulm en Allemagne. (…) Je ne vois pas où c’est Ulm. À chaque fois que j'ai fait les locations, j'ai reçu de l'argent. C'est de la part de mon frère. C'est possible que j'ai fait la location et que je lui ai donné et que c'est lui qui ait fait ce parcours-là." Plusieurs éléments laissent penser que Salah Abdeslam effectuera un dernier aller-retour pour aller récupérer les deux derniers kamikazes du Stade de France le 14 octobre 2015 à proximité du centre de réfugiés de Feldkirchen.
Au total, Salah Abdeslam a ainsi conduit douze terroristes jusqu’en Belgique. Certains participeront aux attentats de Paris, d’autres à ceux de Bruxelles, certains seront neutralisés ou arrêtés avant de passer à l’acte.