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Hors micro-Etats, c'est en Belgique que la mortalité liée au coronavirus est la plus élevée (846 morts par million d'habitants), devant le Royaume-Uni (667), l'Espagne (608), l'Italie (580) et la Suède (556). Rappelons cependant que cette comparaison a une pertinence limitée car les méthodes de comptage diffèrent d'un pays à l'autre, tout comme la qualité de la communication entre hôpitaux, maisons de repos et instituts de santé publique (Sciensano en Belgique, par exemple). Et qu'au final, ce classement n'a a priori qu'une valeur symbolique, si ce n'est pour des raisons de statistiques épidémiologiques (mais le grand public s'en soucie-t-il ?). Pour votre bonne information, et comme les chiffres commencent à tomber, il est plus pertinent de calculer la surmortalité d'un pays pour se faire une idée précise des effets du coronavirus (voir par exemple ce tableau de l'Institut français des statistiques, qui place aussi la Belgique dans le haut du classement européen).
Cependant, la question mérite d'être posée: aurait-on surévalué le nombre de décès covid-19 en Belgique ? C'est ce que pensent quelques personnes qui ont contacté la rédaction de RTL info via le bouton orange Alertez-nous. "Le décès d'une dame de 94 ans, dont je connais bien la fille, est dû au chagrin et à la solitude, elle n'était pas infectée et malgré tout, le médecin a écrit 'covid possible' sur le certificat de décès", nous a par exemple écrit Jeanine.
C'est l'occasion de se pencher sur les fameux "cas possibles" ou "cas suspects" qui, surtout durant la période critique (mars-avril), furent très nombreux en maisons de repos.
Les "cas possibles" des maisons de repos, un cas à part…
À bien regarder les chiffres communiqués sur base presque quotidienne par Sciensano (Institut belge de santé publique), l'éventuelle surévaluation de la mortalité en Belgique se concentre effectivement sur les "cas possibles".
C'est une notion assez propre à la Belgique (la France et les Pays-Bas, par exemple, ne l'ont pas fait): elle a été imaginée dans l'urgence, alors qu'on faisait face à une hécatombe (principalement dans les maisons de repos) et qu'il n'y avait pas encore de test disponible – vous vous souvenez sans doute de la saga de l'approvisionnement chaotique au niveau du matériel.
Ces "cas possibles" représentent cependant plus d'un tiers de l'ensemble des décès covid officiels recensés en Belgique depuis le début de l'épidémie. Voici le calcul, basé sur les chiffres de Sciensano: on devrait atteindre prochainement les 10.000 morts ; 50% des décès ont eu lieu dans des maisons de repos ; et sur ces 5.000 décès en maison de repos, 3.600 (75%) sont classés dans la catégorie "cas possibles" (les autres sont des cas confirmés par différents tests ou examens).
C'est quoi, un "cas possible" ?
La définition de "cas possible" peut surprendre. D'abord, d'où vient-elle ? Elle a été communiquée à l'ensemble des acteurs des soins de santé par Sciensano, mais qui l'a rédigée ? "La définition de cas a été établie par le RMG (Risk Managment Group) sur base des avis du RAG (Risk Assessment Group)", s'est contenté de nous répondre Sciensano.
Le RAG, ce sont "des médecins épidémiologistes de Sciensano", des membres "des autorités sanitaires de l'état fédéral et des entités fédérées" et "des experts possédant des connaissances spécifiques du risque sanitaire" (en savoir plus sur le RMG).
Tout ce petit monde a estimé qu'un "cas possible", c'était (voir définition complète):
- Une personne présentant au moins un symptôme majeur, à savoir l'apparition aigüe, sans autre cause évidente, de toux ; dyspnée (détresse respiratoire) ; douleur thoracique ; anosmie (perte de l'odorat) ou dysgueusie (perte du goût).
OU
- Une personne présentant au moins deux symptômes mineurs, à savoir l'apparition, sans autre cause évidente, de fièvre ; douleurs musculaires ; fatigue ; rhinite ; maux de gorge ; maux de tête ; anorexie; diarrhée aqueuse ; confusion aiguë ; chute soudaine.
Selon Sciensano, cette définition a pour but de "servir de ligne directrice, d'une part pour identifier les personnes potentiellement malades de Covid-19 et guider les indications de prélèvement ; et d'autre part, de permettre le suivi épidémiologique de la maladie" lors de la comptabilisation des décès.
Un médecin coordinateur témoigne: "C'était la covidomania"
On l'a dit, l'écrasante majorité des "cas possibles" proviennent des maisons de repos, lors de la période critique des mois de mars et avril (hôpitaux débordés, tests indisponibles).
Deux types de médecins sont intervenus dans les maisons de repos. D'abord, les médecins coordinateurs et conseillers (chaque maison de repos et de soin doit en avoir un, les autres pas). Quel est son rôle ? "On s'occupe de la formation du personnel, à l'hygiène de la maison, à l'équilibre alimentaire des personnes âgées. On est également en relation avec les médecins traitant (qui ont des patients au sein de l'établissement) et on harmonise les rapports. On sert aussi d'interface entre la direction et le personnel", nous a confié un médecin de la région du Hainaut, qui préfère rester anonyme. "C'est presque un boulot à temps plein", reconnait-il. Au début de l'épidémie, "la situation a été très difficile" dans la maison de repos dont il s'occupe, avec "rapidement des cas positifs et des décès" et donc "des réunions de crise toutes les semaines".
Les autres médecins qui sont intervenus dans les maisons de repos, ce sont donc les médecins traitants qui y ont des patients, vous l'aurez compris.
Dans un premier temps, "les résidents (de ma maison de repos) gravement malades qui présentaient des symptômes ont été hospitalisés ; là ils ont été testés positifs avec un frotti, et ils sont morts assez rapidement".
Il y a cependant eu une période critique, quand les hôpitaux craignaient d'être submergés. "À plusieurs reprises, l'hôpital, le 100, l'ambulance, ont refusé d'accepter ou d'emmener un résident potentiellement malade du covid-19, ils disaient qu'ils ne voulaient pas contaminer d'autres personnes". À ce moment-là, il a fallu gérer en interne, "et c'était très compliqué". D'un point de vue humain, bien entendu ; mais aussi du point de vue qui nous intéresse dans cet article: les "cas possibles".
Donc pour les résidents que l'hôpital n'a pas accepté, et pour ceux qui sont morts rapidement dans la maison de repos, ce sont les médecins traitants qui sont venus au chevet du patient (du moins dans cette maison de repos du Hainaut qui nous sert d'exemple).
Notre témoin, médecin coordinateur, le reconnait: "Les cas suspects, c'était la catégorie fourre-tout. Et au début de l'épidémie, il y avait vraiment une covidomania. Tout ce qui décédait, c'était 'cas suspect'. Rien ne prouve que des personnes âgées qui avaient déjà des comorbidités importantes, sont effectivement décédées de cela. Mais comme on était dans le contexte (il y avait une sorte de pression et) les médecins ont comptabilisé comme décès lié au covid, alors que ce n'était peut-être pas le cas".
Au niveau des chiffres, rien d'alarmant: la maison de repos de notre médecin-témoin compte environ 130 résidents, "en 4 mois et demi, nous avons eu 6 décès prouvés au début de l'épidémie, et 3 décès 'cas possible'".
Cette comptabilisation des 'cas possibles', "ça a amené beaucoup de confusion ; et je crains même un double comptage: dans un premier temps, quand un de nos résidents mourrait du covid (même à l'hôpital), on était obligé de le déclarer. Et je pense que l'hôpital le déclarait aussi de son côté". Quant à savoir combien de 'cas possibles' sont réellement morts à cause du covid-19, "c'est impossible à quantifier", nous confirme ce médecin coordinateur.
Le principe de précaution s'est appliqué au maximum
L'association des syndicats des médecins parle d'un "principe de précaution"
Pour avoir un peu plus de recul, nous avons contacté l'ABSyM, l'association belge des syndicats médicaux, qui a forcément un avis sur la question des 'cas possibles' qui nous préoccupe.
Les médecins généralistes qui ont dû remplir des certificats de décès de cas 'covid suspect' "ont suivi cet algorithme (les critères avec les symptômes majeurs ou mineurs, voir plus haut, NDLR), qui a moult fois changé et dont les critères ont moult fois changé", nous a confirmé le docteur Michaël Barnier.
Ce comptage avait tout de même un intérêt, selon l'ABSyM: "L'idée première, c'est la protection de la communauté et donc le principe de précaution s'est appliqué au maximum". Dit autrement: dans le doute, il valait mieux englober les cas suspects dans les comptages des décès, car cela a conscientisé les acteurs politiques et sanitaires, et le grand public ; les encourageant sans doute à prendre plus de mesures ou de précautions face à l'épidémie.
Le docteur Barnier a également évoqué les relations entre les médecins et les maisons de repos, et c'est intéressant pour comprendre le contexte. "Les médecins généralistes dont nous avons eu le retour, qu'ils soient MCC (médecins coordinateurs et conseillers, voir plus haut) ou pas, ont toujours eu à cœur d'avoir une relation constructive avec les autres professionnels de la santé".
Il admet cependant que "comme toutes relations humaines, certaines ont été plus difficiles que d'autres, mais dans l'ensemble la collaboration s'est bien passée". Le docteur Barnier confirme que parfois, les médecins n'ont pas pu se rendre dans une maison de repos, "par manque criant de matériel de protection, parce que certains médecins faisaient eux-mêmes partie des groupes à risques, ou pour des raisons de mécompréhension des consignes variables parfois d'heure en heure". Dans ces cas-là, "c'est le personnel soignant qui devait donner à distance des éléments utiles à la prise de décision" du médecin, par téléphone.
Pour les maisons de repos, "ce comptage a eu des conséquences concrètes"
Nous avons également contacté Vincent Fredericq, secrétaire général de Femarbel, la fédération des maisons de repos.
"Pendant le mois d'avril, c'était un cauchemar. Quand les résidents étaient en fin de vie, ou étaient morts, on appelait les médecins, et ceux qui savaient venir devaient alors, effectivement, dresser le certificat de décès".
Comment cela s'est passé ? "Il n'y a pas d'étude qui a été faite actuellement sur la manière dont les médecins ont renseigné 'covid suspect' ou pas. C'est la grande inconnue", car les critères des symptômes majeurs et mineurs ne sont pas fiables à 100%. Effectivement, "il y a des facteurs de morbidité qui génèrent un ou deux symptômes. Exemple: une petite infection respiratoire, ça engendre de la fièvre", mais vous n'avez pas forcément le covid-19.
Vincent Fredericq le reconnait donc: "C'est loin d'être impossible, mais je ne dis pas que c'est le cas et je n'ai ni chiffre ni donnée, que par précaution, (les médecins) aient indiqué qu'il s'agissait d'un cas suspect". Ces précautions valaient, par exemple, pour ce qu'il advenait du corps du malade. "S'il était déclaré 'cas confirmé' ou 'cas suspect', il y avait des mesures sanitaires particulières, par exemple au niveau des pompes funèbres ou de la possibilité pour la famille et les proches de voir le défunt".
Il y avait cependant, pour les maisons de repos, un certain intérêt à classer les malades (et donc pas les décès, même si certains malades ont fini par succomber) en 'cas possible'. On parle bien de la période critique (de mars à fin avril), quand les malades et les morts s'accumulaient, que les hôpitaux étaient bien remplis et que les tests n'étaient pas encore à disposition des maisons de repos. "Cela a pu faciliter le cohortage, c'est-à-dire le fait de rassembler les cas suspects et positifs, donc potentiellement dangereux et contagieux, dans un seul endroit, de telle manière que le risque d'entrer en contact avec des personnes saines soit le plus limité possible".
Conclusion
Les 3.600 décès en maison de repos, catégorisés en "cas possible", ont assurément contribué à surévaluer le nombre de décès officiellement dus au coronavirus en Belgique. Les médecins le reconnaissent: il y a eu une période critique, une situation un peu chaotique, durant laquelle les médecins généralistes (ou le personnel soignant si le médecin ne pouvait pas se déplacer), un peu perdus face aux consignes changeantes, ont indiqué "cas possible", suivant les critères un peu "fourre-tout" dictés par Sciensano.
Peut-on quantifier ces erreurs ? Non, impossible de savoir combien de décès officiels ne sont finalement pas dus au coronavirus.
Cela a-t-il des conséquences importantes ? Non plus, il s'agit principalement de statistiques épidémiologiques (suivi de l'épidémie).
À moins que… l'Europe, un jour, décide de regarder les tableaux comparatifs rassemblant ses états membres, et d'appliquer des aides (ou des sanctions, mais on est dans la pure hypothèse) en fonction des classements. Car la Belgique est tout en haut: notre pays est celui à la mortalité la plus élevée au monde, au niveau du nombre de décès covid par million d'habitants.