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Il y a des moments où nos émotions nous entrainent vers des pensées noires. Pour Jeanne, ces moments sont devenus son quotidien. Malgré les thérapies à répétition, elle peine à s'en sortir. Et lorsque la douleur est trop forte, c'est vers les numéros d'écoute qu'elle se tourne, faute d'avoir quelqu'un à qui parler. Bien que ces appels soient une nécessité, elle en ressort souvent dans un état plus dégradé qu'avant. C'est via le bouton orange qu'elle dénonce ce qu'elle considère comme une dérive.
Jeanne (prénom d'emprunt) a 65 ans et habite en Province de Namur. C’est là qu’elle a décidé de s’installer il y a quelques années : "Je n’ai jamais habité au même endroit, j’ai toujours dû déménager pour mon travail. J’ai aussi changé de métier plusieurs fois." Une vie pleine de rebondissements. Mais cette liberté a un coût : celui de la solitude. Au fil des années, Jeanne doit constamment apprendre à refaire de nouvelles rencontres, sans pour autant pouvoir les garder durablement. Son cercle social diminue peu à peu, jusqu’au jour où elle se retrouve complètement isolée.
Une solitude dure à vivre au quotidien. Et encore plus dans les moments difficiles : "Il y a des moments où je me sens tellement mal que j’ai besoin de parler à quelqu’un. Mais je n’ai personne, je n’ai pas d’entourage, je n’ai plus de famille. Je n’aime pas ennuyer mes voisins, ou les commerçants que je connais. De plus, il y a très peu de personnes qui sont dans l’empathie." Depuis près de 10 ans, Jeanne est sujette à des épisodes de déprime. Mais lorsqu’elle doit faire face à la mort de sa mère et de son frère, ses pensées deviennent douloureuses. Son état mental se détériore petit à petit. Et malgré les thérapies, il y a des moments où la souffrance est beaucoup trop forte : "A ce moment-là, on se demande juste ce qu’on peut faire pour arrêter ça."
J’ai déjà eu une personne qui soupirait au téléphone
Pour mettre fin à ses pensées noires, Jeanne se tourne vers le numéro 107. En dix ans, elle nous confie ne l’avoir utilisé en moyenne que 3 fois par an. Pourtant, à chaque fois, l’expérience n’a pas été ce qu’elle espérait : "J’ai déjà eu le cas d’avoir une personne qui soupirait au téléphone. Quand vous subissez ça et que vous êtes dans une torture mentale, une grande souffrance… c’est terrible. Parce qu’en plus, vous n’avez pas d’autre choix. Si vous appelez, c’est que vous êtes déjà dans une situation de détresse. Et là, vous entendez que vous ennuyez vraiment la personne."
Un service qui ne tient pas ses promesses ?
Jeanne dénonce un service d’écoute, qui ne tient pas ses promesses : "Ils clament que c’est une écoute 24h/24h, 7 jours sur 7. Mais ce n’est absolument pas le cas. Il faut déjà arriver à avoir un écoutant en ligne. En soirée, personne ne décroche. Vous avez le temps de vous suicider dix fois si vous êtes très mal. Il faut avoir son coup de blues pendant les heures de bureau ?" L’autre problème que soulève Jeanne, c'est la qualité du service : "C’est une écoute très passive. Si vous posez une question, ou que vous essayer d’engager un échange, il n’y a pas de retour. C’est frustrant. On dirait des robots, ils appliquent toujours la même approche. C’est presque mécanique. En plus d’être déprimée, vous avez la colère qui s’ajoute."
Après en général un quart d’heure, ils arrêtent la conversation
Un processus qui se termine souvent de manière brutale pour Jeanne : "Après en général un quart d’heure, ils arrêtent la conversation de manière très brutale. Même si vous rapportez quelque chose de très brutal, ils vous disent simplement qu’ils doivent vous laisser. Vous n’avez même pas le temps de dire au revoir qu’il n’y a plus personne. C’est quelque part une non-reconnaissance de l’état dans lequel je suis." Et c’est justement ce moment qui est le plus dur pour Jeanne. Sans personne à l’autre bout du fil, elle se retrouve alors face à elle-même, et ses angoisses : "Je n’ai plus d’autre choix que de prendre une boîte de somnifères et de me mettre dans mon lit en espérant que je vais dormir et oublier tout ça."
Pourtant, Jeanne n’entend pas diaboliser ce numéro : "Je ne les rends pas pour autant responsables, car je sais qu’il y a peu de personnes qui se présentent pour faire ce boulot. Mais je rends responsable l’Etat belge qui reconnaît qu’il y a un nombre de suicides très élevé en Belgique, mais qui ne donne pas les moyens aux gens de s’en sortir. Quand vous n’avez pas le budget pour vous payer 6 séances à 60 euros non remboursables, comment vous faîtes ? Vous allez chercher de l’aide dans les lignes d’écoute. Mais si là aussi ça bloque, on doit faire quoi ?"
Le 107 : qui est à l’autre du bout du fil ?
Le 107, est le numéro francophone de télé accueil. D’après le directeur de l’antenne bruxelloise du 107, Pascale Kayaert, les personnes en charge de recevoir les appels sont principalement des bénévoles : "Ils sont à l’écoute 24h/24h et sont spécifiquement sélectionnés, formés à l’écoute et à l’accueil. Ils sont supervisés tout au long de leur engagement d’écoutant. Il y a quand même une formation assez conséquente, qui fait d’eux, malgré leur statut de bénévoles, des professionnels de l’écoute.", explique-t-il. Au total, la partie francophone du 107 regroupe près de 350 bénévoles, pour l’ensemble de la Wallonie et de Bruxelles. En moyenne, près de 130 000 appels sont traités. Mais en réalité, le nombre d’appels à destination du 107, est beaucoup plus élevé : "Malheureusement, nous recevons plus d’appels que nous ne pouvons traiter. Parfois, il y a plus d’appels, que de bénévoles disponibles. Cela dit, les gens sont invités à rappeler plus tard."
Une rencontre ne peut pas se prolonger indéfiniment
Une fois l’appel pris, un autre élément doit également être noté : le temps d’écoute. La durée d’appel est en moyenne de 15 à 20 minutes : "Il y a bien évidemment une limite de temps, dans la mesure où une rencontre ne peut pas se prolonger indéfiniment. D’une part, parce qu’il y a une limite dans le lien. D’autre part, parce qu’il y a aussi d’autres appelants. Si on passe deux heures avec chacun et chacune, ça diminue forcément notre capacité à pouvoir accueillir tout le monde." Lorsque l’appel arrive à sa fin, là encore, d’après Pascale Kayaert, les bénévoles sont formés à faire preuve de tact : "On les invite toujours à rappeler plus tard s’ils le souhaitent ou d’essayer de joindre d’autres relais. C’est toujours fait de manière diplomate, sans brusquer la personne."
Accueillir, écouter, orienter : quel est concrètement le rôle du 107 ?
D’après le directeur de télé accueil, le 107 est avant tout un numéro d’accueil : "L’objectif n’est pas de rester trois heures au téléphone avec quelqu’un. Il faut vraiment garder en tête cette idée d’accueillir. D’ailleurs on remarque aussi que beaucoup de gens qui nous appellent sont dans une sorte d’errance, où ils tentent de déposer leur mal-être à plusieurs endroits. Le projet de notre numéro c’est prendre un temps pour les écouter, même si on ne peut pas grand-chose pour vous dans le fond. Le but est d’offrir un service généraliste. Les gens peuvent nous parler de tout ce qui les encombre." Pascale Kayaert souligne également une autre particularité du 107 : "Ce numéro est en aucun cas un service d’intervention. On ne va pas écouter quelqu’un qui saigne de partout par exemple. Là, l’urgence c’est de se rendre à un hôpital, d’où notre rôle de rediriger vers des structures adaptées. C’est une question de priorité."
Selon le directeur de télé accueil Bruxelles, le cas de Jeanne est très rare : "Ici, visiblement la coupure a été brutale. Et ça, ce n’est pas normal. L’enjeu, c’est de pouvoir rester accueillant, même quand on ne peut rien faire pour l’autre. Par rapport aux appels manqués, c’est malheureusement un problème d’effectif." Un manque d’effectif qui n’est pas un problème récent : "On cherche en permanence des écoutants bénévoles pour étoffer l’équipe. Plus on aura des bénévoles, plus on pourra accueillir d’appels. Mais, en tant que structure, c’est vrai qu’on est limité."
Quelles sont les aides disponibles ?
Outre les numéros de secours, il y a également l’option du médecin traitant : "C’est une bonne personne de référence. En général, ils connaissent très bien leurs patients. Ça peut toujours être intéressant de les contacter. De même qu’un psychologue ou un psychiatre. Et même s’ils ne sont pas disponibles 24h/24h, si c’est urgent, vous pouvez toujours laisser un message en disant que vous vous sentez mal. Ils vous rappelleront.", nous explique Cindy Goldoni, psychologue.
Dès lors, que faire lorsque le besoin de parler est urgent ? Pour Cindy Goldoni, les numéros d’urgences comme SOS suicide restent également de bons interlocuteurs : "Il y a les numéros d’écoute, comme SOS Suicide. Je reçois généralement des retours de personnes qui ont composé le numéro et qui me disent qu’ils se faisaient peur à eux-mêmes et qu’ils ne savaient pas qui contacter la nuit. C’est un bon moyen d’extérioriser ses émotions."
Mais dans des cas plus graves de potentiel passage à l’acte, la psychologue préconise avant toute chose, de se rendre aux urgences. Pour éviter de se retrouver dans des situations où des pensées noires prennent le dessus, la psychologue rappelle l’importance de prendre soin de sa santé mentale : "Il faut bien se rendre compte que ça peut arriver à tout humain d’avoir des idées noires, ou de songer au suicide. J’ai envie de dire, c’est presque quelque chose de normal, ça fait partie de nous. Mais il faut à tout prix éviter de s’y enfermer. Il faut justement pouvoir en parler. Que ce soit à un professionnel, à des proches, ou à sa famille."