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Loin des associations, dans la crainte permanente de la dénonciation ou d'une agression: les prostituées qui exercent en milieu rural souffrent de l'isolement, alors que les campagnes françaises voient s'installer les réseaux sud-américains.
Dans un hameau berrichon, un donjon se cache, insoupçonné. C'est chez elle que la "dominatrice professionnelle" Berthe de Laon reçoit.
"Ici, je fais mes séances avec mes soumis", explique la jeune femme, qui se décrit comme une travailleuse du sexe (TDS).
"Il y a une croix de Saint-André. Je peux attacher les soumis aux poignets et aux chevilles. Il y a aussi une chaise prie-Dieu parce que j'aime faire un peu de blasphème religieux. Il y a une corde pour attacher, un bandeau pour les yeux, un fouet, une cravache et un martinet", détaille-t-elle.
Installée depuis un peu plus de deux ans dans les environs d'Argenton-sur-Creuse (Indre), Berthe (un pseudonyme) mesure désormais les difficultés d'exercer loin des villes.
"Je suis à deux kilomètres d'un village. Il y a juste trois maisons, des champs et des forêts. (...) Ça peut faciliter les agressions et les cambriolages", s'inquiète-t-elle.
La porte-parole du Strass, le Syndicat du travail sexuel, vit, elle, dans un petit village de l'ouest. Anaïs de Lenclos n'exerce pas sur place, comme de nombreuses TDS rurales, qui s'éloignent le plus possible de leur domicile.
"Je ne travaille pas là où je vis", assure l'escorte, jalouse de sa tranquillité au quotidien.
Car, à la campagne, l'anonymat reste "un gros enjeu", abonde Berthe: "Tout le monde a une réputation."
- Caméras et gros chien -
Et puis, il y a les agressions. En ville, les prostituées se préviennent avant un rendez-vous ou se regroupent dans certaines rues. A la campagne, c'est impossible.
Berthe raconte sa peur, constante. Que faire face un client violent? "Crier super fort à la fenêtre pour qu'un voisin arrive? En admettant qu'il entende?"
Pour la jeune femme, la principale crainte reste le cambriolage. Selon le Strass, les prostituées, souvent payées en liquide, ont la réputation d'être des cibles faciles.
"Ma stratégie, c'est d'avoir un gros chien qui fait peur et des caméras de surveillance", s'amuse Berthe, avant de se faire sérieuse. "On ne sait jamais si mon adresse n'a pas été lâchée sur un forum. Ça devient une suspicion de tous les jours. Dès qu'une voiture passe devant chez moi, je me demande ce que c'est."
Dans ce quotidien anxiogène, difficile aussi d'aller chercher de l'aide. Le Strass regrette le manque de formation des soignants des petites villes, peu habitués aux TDS.
"Je vais voir un psy à Tours, à deux heures de route. La plupart de mes collègues ne peuvent pas se le permettre, donc on renonce à beaucoup de soins", déplore Berthe.
"Une très grosse difficulté de l'activité reste l'isolement, on est tellement stigmatisé qu'on ne peut pas parler de ce qu'on fait", estime Anaïs.
Quant aux associations, faute de moyens, elles sont parfois tout simplement absentes du paysage, se concentrant sur les zones urbaines ou péri-urbaines, où la prostitution est plus dense. Ainsi, le Mouvement du Nid, principale association abolitionniste en France, admet intervenir très peu dans les campagnes.
Pourtant, malgré les difficultés, les TDS sont de plus en plus à s'y installer, selon le Strass.
"Dans la région entre Le Mans, Angers et Tours, dans laquelle je travaille, on était 50 ou 100 avant le Covid. Maintenant on est entre 200 et 400", chiffre Anaïs. "Ça suit le mouvement de paupérisation de la population."
- Dématérialisation -
Police et gendarmerie constatent aussi cette augmentation. Mais, dans ce phénomène, il n'est plus question d'escortes ou de "traditionnelles" dans des camionnettes, mais de réseaux.
Ces derniers s'étendent dans les campagnes, selon Lénaïg Le Bail, cheffe de l'office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH).
Ces dernières années, l'OCRTEH a constaté une diminution sensible de la prostitution sur la voie publique, au profit de celle "logée", en hôtel ou appartement. Phénomène corollaire, l'activité passe désormais par Internet.
Cette "ubérisation" est devenue le mode opératoire privilégié des réseaux, à commencer par ceux d'Amérique du Sud, qui percent "depuis trois ou quatre ans", selon Mme Le Bail.
Les prostituées sont alors exploitées en "sex tours", grâce à des locations de courte durée et des plannings bouclés à l'avance sur des sites spécialisés, explique-t-elle.
"Quatre jours à Lyon, trois jours à Béziers et quatre jours à Châteauroux...", raconte la policière. "Les réseaux on investi le champ des petites villes. Les +sex tours+ permettent de ne pas être détectés rapidement et de diversifier la clientèle. On est dans une logique commerciale pure."
A ce jour, la lutte contre les réseaux internationaux, qu'ils viennent de Chine, du Nigeria ou d'Amérique du Sud, constitue la moitié des dossiers de l'OCRTEH.