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En convoquant des élections anticipées, Recep Tayyip Erdogan entend capitaliser sur ses succès militaires en Syrie et l’impréparation de l’opposition, mais les difficultés économiques et des craintes d’une dérive autoritaire supplémentaire peuvent rendre ce pari risqué, estiment des experts.
A la surprise générale, M. Erdogan a annoncé mercredi que les scrutins présidentiel et législatif, initialement prévus le 3 novembre 2019, se tiendrait dans un peu plus de deux mois, le 24 juin.
Or, si les apparitions publiques de M. Erdogan et son Premier ministre Binali Yildirim prennent depuis plusieurs mois des airs de meetings de campagne, l'opposition semble avoir été prise de court et aborde ces élections en ordre dispersé.
Selon des experts, M. Erdogan cherche à mettre à profit l'élan de popularité provoqué par la prise en mars de l'enclave syrienne d'Afrine par les forces turques qui en ont délogé une milice kurde honnie par Ankara. Il agit aussi avant une éventuelle dégradation de l'économie qui présente, estime des experts, des signes de surchauffe en dépit d'une solide croissance.
- 'Maître absolu' -
"Le président turc veut montrer qu'il est le maître absolu de l'agenda politique" et joue de "l'effet de surprise" pour "maîtriser l'opposition", analyse Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie et Moyen Orient de l'Institut français des relations internationales (IFRI).
Le parti au pouvoir (AKP) a notamment été échaudé par la victoire étriquée du oui lors du référendum d'avril 2017 sur l'extension des pouvoirs présidentiels et dont les dispositions entreront en vigueur après les élections de juin.
Par le passé, "Erdogan n'était jamais enthousiaste à l'idée de convoquer des élections anticipées, suggérant que le parti au pouvoir était assez fort pour survivre jusqu'aux dates prévues. Cela pourrait bien ne plus être le cas", avance Berk Esen, professeur associé à l'université Bilkent, à Ankara, évoquant des "élections de la panique".
"Recourir à des élections anticipées n’est jamais un signe de force, c’est plutôt un signe de faiblesse", convient Didier Billion, de l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) à Paris.
Commentant le timing de ces élections, il estime que leur imminence permettra à M. Erdogan de "mettre à profit l'opération d'Afrine pour flatter la fibre nationaliste auprès de l’électorat".
"Il y a aussi le contexte économique car même si les résultats macro-économiques sont bons, les problèmes structurels demeurent et il ne faut pas oublier que l’AKP a toujours bâti ses succès électoraux sur les succès économiques et préfère donc que les élections se tiennent avant que la situation économique ne se dégrade", ajoute-il.
- L'opposition se dit 'prête' -
Si les partis d'opposition ne s'attendaient pas à la tenue d'élections si rapidement, ils ont néanmoins assuré être "prêts" pour relever le défi.
Kemal Kiliçdaroglu, chef du principal parti d'opposition (CHP), a affirmé que son parti allait l'emporter, et la co-présidente du HDP, Pervin Buldan, a promis de répéter la surprise causée par son parti lors des élections législatives de juin 2015.
Meral Aksener, présidente du Bon parti (Iyi parti), une formation dissidente du parti nationaliste MHP désormais allié à M. Erdogan, est actuellement la seule candidate désignée face au président sortant. Mais il n'est pas certain que son parti, créé en octobre dernier seulement, puisse déjà participer à des élections.
Dans ce contexte, M. Erdogan apparaît comme le grand favori de ces élections, mais "ce n'est pas un pari gagné d’avance", souligne M. Billion.
Selon lui, outre les facteurs économiques, les accusations de dérive autoritaire portées par l'opposition et les organisations de défense des droits de l'Homme peuvent se traduire par la désaffection d'une partie de l'électorat.
"Il y a des électeurs qui ont été séduits par Erdogan à un moment donné et qui ont peut-être déchanté en raison de l'autoritarisme croissant", explique-t-il, admettant toutefois que "c'est un facteur difficile à mesurer".
Un enjeu majeur pour M. Erdogan serait de remporter la présidentielle dès le premier tour, afin d'éviter que l'opposition puisse s'unir contre lui au second. "Il va se donner tous les moyens pour passer dès le premier tour", estime M. Billion.
Mais pour Anthony Skinner, du cabinet international Verisk Maplecroft, le pari a bien été calculé par M. Erdogan à l'aide des évaluations faites par "l'efficace machine à sondages (...) de l'AKP".
"Je vois cette décision comme une démarche calculée, pour laquelle les coûts et les profits ont été prudemment évalués", estime-t-il.