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Les journalistes Christophe Lamfalussy et Jean-Pierre Martin ont écrit un livre intitulé "Molenbeek-sur-djihad" qui s'intéresse à l'un des décors majeurs de la genèse des attentats de Paris et Bruxelles. Comment cette commune bruxelloise est devenue au cours des dernières décennies un terreau où ont poussé ces kamikazes, parfois partis terminer leur évolution obscure dans le califat de l'organisation terroriste Etat islamique, en Syrie ou en Irak. À quelques jours de la sortie du bouquin, nous avons interrogé l'un des deux auteurs, Jean-Pierre Martin.
Ce grand reporter à la rédaction de RTL info, qui a accompli de nombreux reportages au Proche et au Moyen-Orient au cours d'une carrière bien remplie, poursuit d'une certaine manière l'oeuvre de son épouse, décédée, Marie-Rose Armesto. Celle-ci avait écrit un livre en 2002 qui consistait en un portrait de Malika El Aroud, une islamiste radicale belge d'origine marocaine, femme du terroriste qui a tué le commandant Massoud, chef de la rébellion afghane (contre les Soviétiques d'abord, le Talibans ensuite), deux jours avant les attentats du 11 septembre. Comme un lien entre les deux livres, mais aussi entre deux vagues de terrorisme lié à l'islamisme radical, Malika El Aroud occupe une place importante dans ce nouveau travail journalistique, 14 ans plus tard. Elle est actuellement détenue après sa condamnation à une peine de huit ans de prison prononcée en 2010. C'est l'éditeur du livre de feu l'épouse de Jean-Pierre Martin qui lui a demandé un ouvrage sur Molenbeek et les raisons qui ont fait de la commune bruxelloise un incubateur de terroristes. L'homme présente son oeuvre non pas comme un essai mais un "thriller journalistique".
Pouvez-vous nous livrer un moment poignant de votre enquête?
Il y a cette rupture du jeûne du Ramadan à Molenbeek, un soir de début d'été, quelques mois après les attentats de Bruxelles. À l'occasion, le prêtre de la paroisse Saint-Jean-Baptiste avait invité la population de Molenbeek, notamment musulmane, dans son église. Le mari d'une des victimes de l'attentat du métro de Maelbeek a prononcé un discours qui m'a arraché des larmes.
Et puis aussi, dans les jours qui ont suivi, une rencontre, un dimanche après-midi, avec un monsieur sur un banc. Je me suis assis à côté de lui et nous avons parlé. Il m'a raconté son histoire, ses enfants qui ont quitté Molenbeek, sa souffrance provoquée par ces attentats.
Une découverte qui vous a particulièrement surpris et marqué?
Nous étions au secrétariat du greffe du tribunal du commerce de Bruxelles. Nous épluchions les comptes-rendus de rapports financiers d'asbl qui gèrent les mosquées. Nous avons remarqué que la loi n'était pas toujours respectée, qu'il y avait des transferts d'argent... Mais surtout, concernant la grande mosquée de Bruxelles, nous avons constaté que la personne qui avait signé l'acte de naissance en quelque sorte de la grande mosquée était l'ambassadeur d'Arabie Saoudite, juste après la visite du roi d'Arabie Saoudite.
On a commencé à se pencher sur cette histoire pour finalement mettre en évidence le fait que la Belgique, parce qu'elle ne connaissait absolument pas la culture du monde musulman au milieu des années 60, quand les premiers immigrés sont venus, que le pays a accueilli ces ouvriers principalement marocains sans leur apporter un environnement culturel et spirituel, a donné le "paquet" à l'Arabie Saoudite, qui elle avait un véritable programme et voulait imposer à l'ensemble du monde arabo-musulman sa vision du monde qui était une vision wahhabite d'un islam très conservateur. De là, on s'est rendu compte comment le fondamentalisme s'était développé petit à petit en inoculant cette vision très conservatrice et réductrice de l'islam jusqu'à déboucher sur le djihadisme qu'on connait depuis deux générations à Molenbeek.
La plupart des immigrés marocains des années 60 venaient du Rif, une région du Maroc où l'on pratiquait un islam conservateur...
La plupart des familles marocaines à Bruxelles sont d'origine rifaine. Dans le Rif dominait davantage une vision conservatrice de la société en général qu'un islam conservateur. On découvre une histoire tragique de la population du Rif qui a été marginalisée au sein du Maroc au siècle passé. Et ce n'est pas un hasard si cette population a été choisie à l'époque par le Roi Hassan II pour fournir la Belgique en main d'oeuvre.
Une crainte qui vous a poursuivi après l'écriture de ce livre?
Après la fierté d'avoir écrit ce bouquin à quatre mains, nous avions peur de stigmatiser, ce mot qu'on utilise souvent. Ce n'est vraiment pas ce qu'on a voulu faire, au contraire. On a essayé de montrer à chaque fois notre bienveillance.
Mais, en même temps, nous voulions apporter un éclairage qui nous permette de surmonter, qui permette à la population belge et belgo-belge de surmonter ces 30 années d'intégration qui ont été un échec. L'intégration en Belgique a été un échec, c'est suffisamment clair.
Pour ne pas affronter directement cet échec, on a longtemps été dans le déni. On veut aller à l'encontre de ce déni, mais on ne veut surtout pas qu'on pense que ce livre stigmatise une population, bien au contraire.
Aujourd'hui, on est encore, on reste dans le déni, parce qu'on a peur. On n'aborde pas toujours frontalement la question et les responsabilités partagées.
Des signes d'espoir?
Il y a beaucoup de choses qui se font. Il suffit de déambuler dans Molenbeek pour constater qu'elle est en train de s'embellir. Tout ne peut pas être résolu par la sécurité, il y a la prévention, le dialogue.
Lorsque des jeunes ont un environnement positif et ne vont pas dans des écoles poubelles, lorsque l'avenir n'est pas sombre, il y a des grandes chances de ne pas les voir attirés par la délinquance, puis le terrorisme pour quelques-uns d'entre eux.
Pourquoi ce titre?
Au départ nous le trouvions trop sensationnaliste. Et puis on s'est dit que c'était pas faux après avoir rencontré un magistrat qui nous a fait cette confidence au lendemain d'une première audition d'Abrini, l'"homme au chapeau" des attentats de Bruxelles, qui avait dit lors de cette audition qu'il avait été à Raqqa, la capitale autoproclamée du califat de l'organisation terroriste Etat islamique, et qu'il avait constaté que "tout Molenbeek y était". Evidemment, tout Molenbeek ne se réduit pas au djihad, c'est essentiellement un quartier qui est concerné et dont nous racontons l'histoire, celui du vieux Molenbeek.