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Certes, il faut du savoir-faire, une belle mise de départ et quelques relations commerciales… Mais fabriquer une bière locale et artisanale est, en Belgique, quasiment une garantie de réussite. Nous avons rencontré Pierre Tilquin, dont la gueuze de Bierghes a une bonne réputation à travers le monde. Il a pratiquement doublé sa production en quelques années.
Le monde de la bière connait ces dernières années une petite révolution. Paradoxalement, alors que de gigantesques conglomérats comme le belge AB InBev (400 marques de bière vendues dans plus de 100 pays) ne cessent de rassembler des grandes brasseries industrielles, une multitude de petites brasseries naissent un peu partout dans le monde, et aussi en Belgique.
Logique: nous sommes le pays de la bière, avec nos célèbres trappistes, nos pils comme Jupiler qui traversent les décennies et... nos gueuzes. Les gueuzes sont des bières fabriquées à partir du lambic, une bière à fermentation spontanée exclusivement produite dans la vallée de la Senne (au sud de Bruxelles) et dans le Pajottenland (ouest de Bruxelles).
Si on parle de cette bière très typique, c'est parque nous sommes allés à la rencontre de Pierre Tilquin, dont l'entreprise est basée à Bierghes, près de Tubize, dans la vallée de la Senne, donc. La gueuzerie Tilquin est l'unique gueuzerie de Wallonie. Créée en 2009, elle symbolise bien la tendance actuelle des "microbrasseries", ces petits établissements fondés par des passionnés, de véritables artisans.
Des statistiques génétiques à la gueuze
Ces nouvelles bières belges racontent souvent des histoires. Celle de Pierre est avant tout celle d'une carrière atypique.
"J'ai un parcours un peu particulier... J'ai fait ingénieur agronome en élevage, puis un doctorat en statistiques appliquées à la génétique, un domaine très théorique. Après cela, j'étais bien dégoûté de la recherche et je suis revenu à quelque chose de plus concret. J'ai visité différentes brasseries comme Cantillon et Drie Fonteinen (qui fabriquent du lambic et de la gueuze, NDLR), et je trouvais qu'il y avait un aspect concret, ça ressemblait un peu à une ferme, comme mes premières amours quand j'ai étudié l'élevage. Je me suis passionné de plus en plus pour la production du lambic. J'ai eu la chance d'obtenir du travail chez Huyghe à Gand, où j'ai brassé la Delirium Tremmens pendant quelques mois. Puis j'ai travaillé chez Drie Fonteinen et Cantillon, où j'ai appris à faire de la gueuze et de l'assemblage de lambics", nous a expliqué Pierre dans sa gueuzerie.
Pour faire simple, la gueuze est un assemblage de lambics, obtenus par fermentation naturelle, à l'air libre. Le mélange de bactérie et de levure fait le travail, et Pierre se charge de conserver les lambics qu'ils achètent durant 1, 2 ou 3 ans dans des fûts de chêne, avant de les assembler subtilement pour faire ses différentes sortes de bière. Celles-ci doivent refermenter 6 mois en bouteille.
C'est donc un travail artisanal, qui demande de la patience et de la maîtrise. "Il ne faut pas qu'il y ait trop de sucre dans le lambic, sinon la bière devient trop pétillante et mousse beaucoup trop. Donc je mesure à chaque fois le taux de sucre, et je goutte chaque lambic individuellement", précise-t-il.
Au final, on a une "bière rafraichissante et acide, mais aussi typique, de caractère, et qui a beaucoup de gout", selon son producteur.
Pierre est obligé de goûter tous ses lambics...
Une exportation nécessaire
En 2009, lorsque Pierre Tilquin a décidé de se lancer dans la fabrication de sa propre bière, il avait un objectif chiffré en tête. "Je savais que j'avais besoin de produire et vendre 500 hectolitres de bière pour atteindre mon seuil de rentabilité".
Le marché belge étant saturé, Pierre a saisi toutes les opportunités d'exportation pour atteindre ce seuil et lancer durablement son entreprise, "tout en vendant en Belgique, bien évidemment".
Chance pour Pierre: "L'intérêt de la gueuze à l'étranger a toujours été important. Mes confrères ont toujours beaucoup exporté, et le phénomène est grandissant". Principal pays d'exportation: les Etats-Unis.
"Aux Etats-Unis, elle est vendue dans des magasins spécialisés qu'on appelle des liquor shop, et dans les bars spécialisés. On y apprécie énormément le lambic, les clients se l'arrachent... Mon importateur essaie de contenter tout le monde, mais il ne fait que du saupoudrage, il ne met qu'un carton ou deux dans chaque magasin... J'ai beaucoup de gens qui se plaignent de ne pas trouver mes produits". Un problème de luxe pour la gueuzerie, qui écoule sans problème toute sa production.
65% des bières Tilquin se vendent désormais à l'étranger, principalement aux Etats-Unis, on l'a dit, mais aussi en Norvège, en Suède et en Italie.
On peut donc parler de bière locale et artisanale tout en exportant la majorité de sa production. Pierre distribue ses produits dans les
Pour satisfaire tout le monde, la production doit donc augmenter à la gueuzerie Tilquin. De 800 hectolitres en 2016, Pierre va tenter de passer à 1.000 hectolitres (donc 100.000 litres) en 2017. C'est le double de son objectif de départ...
Pourquoi cette tendance, et se reflète-t-elle dans les grandes surfaces ?
Cette tendance des microbrasseries, Pierre l'explique par un changement des modes de consommation. "Ailleurs dans le monde et aussi en Belgique, les gens sont de plus en plus intéressés par des produits traditionnels, du terroir, qui ont du goût et une histoire. Et moins par des produits de grande consommation, de masse".
Mais cela se répercute-t-il dans nos grandes surfaces ? Nous avons fait un coup de sonde chez Delhaize, qui mise sur la qualité des produits dans sa communication.
"On a clairement deux tendances: la pils diminue au niveau des volumes de vente, mais c'est compensé par les bières spéciales, qui sont de plus en plus populaires", nous a expliqué Roel Dekelver, porte-parole du groupe Delhaize.
D'après la grande enseigne, au niveau de la bière et depuis "2 ou 3 ans", "les gens cherchent autre chose, ils veulent de la différenciation, ils veulent une histoire et découvrir des nouveautés".
Le marché de la bière dite spéciale est très volatile, précise Delhaize. "Tous les 3 ou 4 mois, il y a des nouvelles tendances. Actuellement, ce sont les bières américaines IPA". Le groupe ne distingue pas spécialement les microbrasseries, même si au niveau local, "à l'échelle de 2 ou 3 magasins", il y a "des collaborations exclusives avec des fournisseurs de la région".
L'étape de la mise en bouteille
Pour la Fédération des Brasseurs Belges, "c'est très positif"
La Fédération des Brasseurs Belges nous a confirmé cette tendance assez nette. "En septembre 2015, il y avait 199 brasseries en Belgique, contrôlées comme telles par l'AFSCA et enregistrées fiscalement. Il y a en avait déjà 214 en septembre 2016. On est à une moyenne d'une nouvelle brasserie par mois", selon Jean-Louis Van de Perre, le président de cette fédération, qui ajoute d'emblée que "cet engouement pour la bière artisanale est très positif".
L'exportation est visée par la plupart des brasseries du pays, quelle que soit leur taille. "On constate que vu la notoriété des bières belges, les brasseurs misent beaucoup sur l'export, jusqu'aux Etats-Unis ou en Asie, d'ailleurs".
L'explication de Pierre Tilquin est confirmée par la fédération: "le marché belge est à maturité, on boit déjà assez de bière, il y a donc 66 % en moyenne des bières belges qui sont exportées".
Vu ce constat d'exportation massive, la naissance régulière de nouvelles petites brasseries ne nuit pas spécialement aux autres acteurs du marché. "Le consommateur est à la recherche de nouveauté, c'est vrai, et de produits locaux. Mais il y a de la place pour tout le monde. Au final, c'est le consommateur qui décide, et l'enjeu pour ces petites brasseries est de réussir à faire durer la qualité dans le temps", explique le président d'une Fédération des Brasseurs Belges de plus en plus grande...
Une concurrence qui n'effraie pas spécialement notre fondateur de la gueuzerie de Bierghes. Il joue dans une cour un peu différente. "Il y a beaucoup de microbrasseries qui naissent en Belgique, c'est sûr. Mais il y a plus de concurrence dans les bières relativement normales, que dans les bières à base de lambic. Lorsque je me suis lancé, en 2009, j'étais le premier nouveau coupeur de gueuze depuis 13 ans. Et depuis lors, il n'y a pas eu de nouveau coupeur de gueuze", conclut-il.
Pierre contrôle la qualité de ses lambics